jeudi 1er avril, Paris
Je suis à une table du café de la rue de Flandre pendant la pause entre mes cours. Tous les autres clients, accoudés au zinc, eux, sont du genre petit parisien et classe ouvrière. Je corrige : classe chômeurs. C’est l’heure du remontant de la mi-matinée : expresso pour quelques-uns, un coup de blanc sec pour la plupart. Le client typique a la cinquantaine : il est petit de stature, a tous ses cheveux, le visage doux, mais rougeaud, porte un blouson en cuir noir, un jean bleu délavé et des pompes noires. Il sait badiner avec le serveur comme avec la patronne, joue au Loto, au tiercé, au Tapis Vert ou au Tac-o-Tac. Maintenant que beaucoup de ces quartiers populaires sont transformés par la construction d’immeubles de bureaux ou d’appartements, ces gens-là sont une espèce en voie de disparition.
Mes cours se passent comme un charme aujourd’hui. La régularité de ces six dernières semaines consécutives de cours fait qu’une routine s’est installée : moi comme mes élèves savons ce que l’on attend d’un côté et de l’autre, et nous jouons le jeu ensemble avec beaucoup de respect mutuel, sans tensions, ni contrariétés. C’est une façon très agréable de gagner des sous. Tandis qu’ils visionnaient les vingt premières minutes de JFK d’Oliver Stone en prenant force notes sur la théorie du complot de Jim Garrison*, je me suis demandé quel sens pouvaient avoir pour ces jeunes gens toutes ces images en noir et blanc prises dix ans avant qu’ils ne soient nés. Comment pourraient-ils avoir la moindre idée de l’avidité des gens de ma génération pour ces traces d’un passé collectif traumatisant à tenter d’élucider les mobiles des différents individus ou agences de la police judiciaire impliqués ? Aujourd’hui même, l’agence par excellence chargée de faire respecter la loi, le FBI, est accusée d’incompétence dans sa gestion du siège de Waco, qui s’est soldé par la mort brûlés vifs dans leur camp retranché – surveillé pourtant par ses agents – de la plupart des membres de la secte [de David Koresh].
Nous avons ensuite revu ensemble le texte de Susan Faludi sur le retour de bâton contre le féminisme aux USA**. La frivolité de leurs réactions m’a déçu. Pour eux, la femme est déjà l’égale de l’homme, le féminisme est ringard : point à la ligne. C’est même OK maintenant pour les garçons de faire des blagues sexistes aux dépens des filles (mais pas l’inverse !) Par exemple, une fille sera amusée par la suggestion que si elle devait se trouver à court d’argent pendant son séjour d’études cet été aux États-Unis, elle pourrait très bien « faire le trottoir », ou par l’idée qu’elle a du bol car il y a plus de chance de se faire violer sur un campus américain que pratiquement partout ailleurs. Ce genre de plaisanterie laisse les filles de marbre car il est tacitement entendu que les garçons ne peuvent en aucun cas être sérieux.
*Procureur de La Nouvelle Orléans qui a mené une enquête sur l’assassinat du Président Kennedy.
**Backlash : La guerre froide contre les femmes, Prix Pulitzer, 1991.
samedi 3 avril, Paris
Je suis allé à la Cité Universitaire pour l’assemblée générale annuelle de l’Association pour l’Autobiographie. Ce qui m’a surtout plu c’était d’écouter parler de leur journal les participants à la table ronde, Marie Borin, Annie Ernaux et François Tézenas du Montcel*. C’est la toute première fois que j’entends des gens parler si librement d’une pratique qu’en règle générale on ne divulgue pas à autrui. Il y avait même un journaliste de France Culture au premier rang, micro à la main. Voilà peut-être la raison d’être de cette association et de ses activités : permettre aux diaristes de sortir du placard, de parler sans complexe en public de ce qu’ils font et d’être pris au sérieux. Du début à la fin, Philippe Lejeune est resté à l’écart, suivant attentivement les débats, gardant pour lui tout discours d’universitaire, ses yeux pétillant de bienveillance. Il est venu vêtu comme pour travailler dans son jardin et les gens semblent l’apprécier parce qu’il est humble et modeste. Philippe Artières, le garçon timide qui dirige la revue, La Faute à Rousseau, s’est approché de moi pour me demander d’écrire un article sur « le journal électronique ». Plus j’y pense en rentrant chez moi, plus l’idée me tente.
Carole ayant emmené Jimmy voir une comédie musicale de la troupe Le Quator, je laisse Emma veiller un peu pour regarder un dessin animé à la télé. C’est sur le premier voyage de Christophe Colomb. Elle ne tarde pas à s’assoupir, posant sa tête sur le coussin orange à côté de moi. Le dessin animé terminé, elle me dit qu’il est l’heure d’aller au lit et s’accroche à mon cou pour que je la porte jusqu’à la salle de bains afin de se brosser les dents. Notre rituel veut qu’après avoir lu une histoire, elle s’installe confortablement sur le ventre pour pouvoir garder un œil sur la veilleuse verte en forme de Thomas the Tank Engine posée par terre. Elle suce avidement son pouce tout en tournant une boucle de ses cheveux dans les doigts de sa main gauche. Je m’allonge à côté d’elle, fredonnant de ma voix baryton pour la tranquilliser. Je sors de sa chambre sur la pointe des pieds et gagne tout de suite le bureau avec une seule idée en tête : rattraper le retard dans mon journal.
*Journal du dehors d’Annie Ernaux allait bientôt sortir en librairie. Un compte rendu des échanges est paru dans La Faute à Rousseau, N°4, p. 13-14.
lundi 12 avril, Paris
Nous sommes allés déjeuner à Chantilly à l’invitation de Max et Lise, apportant deux bouteilles de champagne et un bouquet de chrysanthèmes bleus. Leur grande maison est impeccable, rien qui ne soit à sa place, ni papier qui traîne ni grain de poussière. La table est mise avec leurs meilleurs couverts, verres et serviettes. Deux bouteilles de bon Pauillac s’aèrent, le couteau est planté dans le pain, le fromage est sur son plateau d’osier. Un mur de la salle à manger est tapissé de livres du sol au plafond. Max a de beaux livres, des livres qui coûtent cher. Il dépense de l’argent aussi pour la musique : un bon équipement sonore et des guitares. Il y en a deux dans la « salle de musique » : une classique et une Fender d’un corps couleur Eau-de-Nil. Il met sur la platine un morceau de Hendrix et double le maestro à la guitare. Puis monte le son de l’ampli et passe la guitare à Jimmy, qui est ravi. On nous montre le bureau de Lise puis le sien. Il n’y a aucun papier ni dossier nulle part, rien que du bon matériel informatique, fax, imprimante laser, photocopieuse couleur. Il me montre des exemples de textes publicitaires qu’il a écrit pour une foire commerciale de PC. La modernité et le professionnalisme de l’ensemble m’impressionnent. Je me dis que je ne fais rien du tout que l’on pourrait qualifier de « professionnel ». Max, à l’évidence, s’est trouvé une niche assez lucrative et un job qui n’est ni excessivement difficile, ni trop chronophage. Si je m’y mettais, je pourrais faire des rédactions publicitaires aussi bonnes.
Après le déjeuner, nous sommes sortis dans le jardin et, pendant que les enfants grimpaient dans le cognassier, avec Max j’ai parlé d’alternatives à ma façon actuelle de gagner ma vie et de quelques-uns des projets auxquels je pense vaguement me consacrer. Je fus si frappé par le constat que je ne sais même pas comment m’y prendre pour réaliser les projets que j’ai en tête, sans parler d’en faire mon gagne-pain, qu’un sentiment de faiblesse m’a gagné, ainsi qu’un mal de crâne. J’avais mangé, et surtout bu beaucoup trop à table. C’est vrai que je me sens nettement mieux quand je ne bois pas une goutte d’alcool. Ça me sape le moral. Une fois rentrés dans la maison, nous avons parlé de l’assassinat tel qu’il est présenté dans JFK. Ce que le film montre bien, c’est l’anarchie sous la façade démocratique, le non-respect des lois dans les États du sud au début des années 60 et l’impuissance du Président et du Congrès : ou bien les machinations autour de l’assassinat étaient orchestrées afin de semer le doute et la confusion, ou bien cette même confusion trouve-t-elle ses origines dans les conflits d’intérêt de diverses organisations ou agences gouvernementales. En somme, y-a-t-il quelque chose à comprendre ou rien à comprendre du tout ? Je pensais qu’en tant qu’Américain, Max aurait peut-être la réponse. Il ne l’avait pas.
Quand nous sommes montés dans la voiture pour rentrer à Paris, je me sentais déjà beaucoup mieux. Peut-être avais-je tout simplement accusé le coup de me trouver confronté à un mode de vie qui, du moins en surface, est beaucoup plus réussi et agréable que le mien. Mais alors que penser de leurs chats, enfants de substitution, que penser de leur addiction excessive au tabac ?
samedi 17 avril, Quiberon, Morbihan
Quand il y a complicité entre père et fille, il faut en profiter tant que ça dure. Ce matin je connais peut-être l’apothéose de ce plaisir-là pendant que je pousse un vélo sur lequel est assise ma fille de cinq ans à travers le marché de Quiberon pour monter la côte jusqu’au bureau de poste. Là j’expédie deux énormes enveloppes contenant les essais que j’ai passé la semaine à corriger. Au café, Emma dessine : un soleil dans le ciel au-dessus d’une maison à toit pointu libellée de son nom. Le soleil qu’elle dessine est dans son ciel à lui, bien détaché et juste au-dessus – mais pas en contact avec – le triangle qui représente le toit de sa maison à elle. Dans ce dessin, comme dans les autres qu’elle fait, je vois que tout est comme il faut : Papa et Emma ne se touchent pas mais sont très proches l’un de l’autre. Qu’il n’y ait pas promiscuité entre le soleil là-haut dans son ciel et la maison dans laquelle elle construit son identité (elle a bien écrit son nom à l’intérieur de la maison) montre que nos rôles respectifs ont été clairement compris, que sa psyché a bien intégré le tabou de l’inceste. Mon ciel et son toit ne seront probablement plus jamais si proches. Nous sommes désormais condamnés à nous éloigner l’un de l’autre. Pour le moment, cependant, quel bonheur d’avoir une petite fille si adorable, attentive et réagissant à tout ce que je dis !
Au lit, déjà à demi assoupi par l’air marin, j’ai commencé la lecture du Livre(s) de l’inquiétude de Fernando Pessoa. Avant même d’arriver à la dixième page, je trouve que c’est le meilleur livre que j’aie jamais lu – enfin, tout à fait le genre de livre que j’aime : écrit par un introverti qui regarde le monde avec à la fois émerveillement et détachement, et lui-même avec ironie. En revanche, ce que je lis dès les toutes premières pages de ce « journal » me montre à quel point le mien est faux et malhonnête. Au lieu d’enregistrer des événements, Pessoa note les pensées insidieuses qui l’accompagnent dans les moments « sans incident » de sa journée. Ce sont les pensées intranquilles et les aperçus que tout un chacun a sur lui-même – ou sur les gens autour de lui – et dont ce n’est pas la peine de garder trace car ce sont choses trop gênantes ou insignifiantes à mentionner. Que nous avons honte d’admettre car elles pourraient donner de nous une image peu flatteuse. Ainsi, dans le « journal » de Pessoa, les entrées sont organisées de façon thématique dans le but d’atteindre une meilleure compréhension de soi. Mes entrées, en revanche, sont organisées en fonction du temps et du lieu et visent non pas un recoupement raisonné entre elles mais leur confrontation accidentelle ou arbitraire.
jeudi 22 avril, Paris
Aux Halles ce soir, le port de pantalons pattes d’éléphant et semelles à plateforme est tel que l’on peut penser que ce style va reprendre. Ça me fait sourire que cette mode du début des années 70, vue comme laide hier encore, soit chic aujourd’hui. Qu’est-ce qui a pu inverser la balance esthétique ? À 18h, n’ayant mangé qu’une pomme ce midi, j’ai très faim et commande une salade niçoise. Je viens de passer à la FNAC du Forum pour acheter disquettes et rubans encreurs et puis aussi convoiter les derniers modèles d’ordinateurs bureau et portable. Je suis intimidé à la fois par le choix sur le marché et par mon ignorance de leurs caractéristiques de fonctionnement. On n’y voit plus aucun ordinateur Amstrad. Cet exploitant, suite aux concentrations récentes, n’est plus parmi la demi-douzaine qui désormais domineront le marché. J’ai donc bien l’impression qu’il soit urgent pour moi de changer de système d’exploitation mais en même temps hésite à abandonner la machine à laquelle je suis habitué.
Je faisais passer le temps, en fait, avant de me rendre au pot de départ du directeur de l’institut. Moment embarrassant pendant le cocktail quand ma collègue Flora, dans son babillage-psy californien, me presse de questions : « Qui est la femme la plus importante de ta vie ? » Mes collègues mâles dans les parages sont tout ouïe. Je ne savais pas quoi dire. Elle insiste. « Ma femme, » je réponds, loyalement. « Ouais … et qui d’autre ? » À nouveau je cale, « Euh… » « Allez ! qui d’autre ? » « Euh … La Reine ? » je plaisante, cherchant le rire sur le visage de mes collègues. Ceux-ci me regardent fixement. « Et… et… ? » elle poursuit. Je ne sais vraiment pas quoi dire. « Ta mère ! hurle-t-elle presque folle d’impatience, « Ta mère est la femme la plus importante de ta vie ! » Ce qui m’a complètement cloué le bec.
vendredi 30 avril, Paris
Au parc des Buttes-Chaumont, l’idée m’est venue que si, dans trois cents ans, quand bien même il n’y aurait qu’une seule personne assez touchée par la lecture de mon journal pour venir s’asseoir un moment ici (le troisième banc sur la gauche en entrant dans le parc à partir de la station de métro Buttes-Chaumont) et faire l’effort de remonter le temps en pensée jusqu’à moi, eh bien ça vaut la peine de continuer à l’écrire. Me voici, cheminant dans mes pensées vers lui ou elle sans la certitude que ce parc existera toujours mais sûr que cet immeuble-là d’habitation à dix étages n’existera plus. Y-aurait-il des marronniers comme ceux que je regarde maintenant avec des pigeons perchés sur leurs branches au-dessus d’une nuée de moucherons ? Et un bruit de circulation sur le boulevard et des policiers en uniforme bleu ? Plus crucialement : l’air, serait-il assez bon à respirer ? Seule vient tempérer mon scepticisme, l’idée que si un individu quelconque venu du XVIIème siècle se trouvait assis dans ce parc aujourd’hui, il ne serait pas surpris outre mesure par ce qu’il peut voir autour de lui.

Pendant que l’ostéopathe que j’étais venu voir manipulait sous ses doigts organes et os, nous avons causé de la réincarnation. Quand je lui ai demandé s’il y croyait, il m’a dit, « Mais bien sûr, pas vous ? » J’ai dit non. Il dit, « N’avez-vous jamais eu l’impression que vous êtes sur Terre depuis toujours ? » « Non, pas vraiment. » J’ai émis la proposition que, par l’imagination, nous sommes capables d’entrer dans les pensées et les expériences de ceux qui nous ont précédés. Mais il ne s’est pas avancé davantage. Peut-être parlions nous de la même chose, mais de deux points de vue différents.
Nous sommes allés à une grande fête chez des amis dans leur nouvelle maison à Rueil-Malmaison. La pluie tombait à verse sur le jardin, les invités circulaient à l’intérieur. Les clans de vieux amis et collègues de longue date ne tardaient pas à se regrouper. Nous ne connaissions pratiquement personne. Je passais de groupe en groupe déployant ma curiosité, faisant parler les uns et les autres. Puis soudain commence la musique et les conversations se sont tues. C’était une musique qu’aiment les quadragénaires français issus de familles bourgeoises : du rock’n’roll des années 50, début des années 60. C’est le déchaînement ! Des couples un peu coincés, vêtus d’un noir strict car arrivés tardivement tout droit de leur lieu de travail, se mettent à danser frénétiquement. Ils changent de partenaires, dansent le rock’n’roll avec panache, plient exagérément les genoux sur un twist burlesquement endiablé. Tout à coup, la blonde bien bronzée (mais qui n’a rien d’une beauté), sagement coiffée et chaussée, vêtue d’une robe qu’elle aurait pu porter à sa première communion, se transforme en étudiante américaine aguicheuse, surexcitée après sa journée de surf sur une plage californienne. Je danse un moment avec elle, plutôt mollement, puis me retire pour surveiller d’un œil morose le type habillé en noir qui se rapproche de plus en plus de Carole sur le canapé. Au moment où nous partions sous une pluie battante, on ouvrait ce qui restait des nombreuses bouteilles de champagne. Notre hôtesse, suprêmement sereine, nous a remerciés d’être venus et nous a salués de la main jusqu’à ce que notre voiture disparaisse de sa vue.
billet précédent, Mars 1993, suite le 15 mai
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