vendredi 5 mars, Paris
À la sortie de l’école, trouvant Jimmy surexcité, je l’ai emmené faire une promenade « d’exploration ». Nous avons emprunté un chemin, nouveau pour moi, sous le chemin de fer et jusqu’au flanc de colline appelé Les Coteaux. J’ai toute de suite été fasciné en découvrant ces maisons, passages et perspectives que je ne connaissais pas. J’adore cette phase initiale de découverte, surtout quand il n’y a pas un chat. Nous sommes descendus à flanc de colline vers la berge de la Seine jusqu’à la deuxième des voies ferrées. Ici nous avons découvert une vaste maison abandonnée avec un grand jardin clos. Le long de la voie ferrée qui sera bientôt reconvertie en tramway express vers La Défense, se trouvent quelques maisons bâties pour ressembler à des châteaux et jouissant d’une vue ininterrompue sur le Bois de Boulogne et Paris. J’ai du mal à imaginer la vie de quelqu’un ayant les moyens de posséder et d’entretenir de telles propriétés. De l’autre côté de cette voie ferrée-ci commence le Saint-Cloud « prolétaire ». C’est partout pareil : le nanti dans son château sur la colline, en bas l’infortuné dans son taudis. Nous avons regardé la statue d’Icare qui commémore l’exploit d’Alberto Santos-Dumont, l’imaginant battre ses ailes faites de main d’homme et tomber à pic dans un champ où aujourd’hui poussent des immeubles*.

Ensuite nous avons remonté la côte via le petit bureau de poste et par les rues résidentielles friquées où des villas à tourelles et colombages de style normand jouxtent des constructions ultra-modernes faites de ce qui ressemble à des boîtes d’aluminium.
*En 1906, l’aéronaute brésilien a réalisé le premier vol en avion en Europe à partir des hauteurs de Saint-Cloud jusqu’à un champ du Bois de Boulogne sur la rive opposée de la Seine.
mercredi 10 mars, Paris
Souvent je suis conscient de vivre pendant la dernière phase de la civilisation occidentale. Tout le monde, ou presque, prédit sa chute. Je me vois comme le produit typique de ma culture en voie de disparition : égocentrique, indifférent, apolitique. Ça m’embête de penser que j’arrive sur scène au moment où le rideau tombe sur ma culture. Tombe-t-il vraiment ? Ne serais-je pas pessimiste ? Peut-être. Ce que je vois à l’avenir, au niveau purement personnel s’entend, est une absence d’intérêt pour ce que j’écris car de lecteurs il n’y aura plus. Mais mon pessimisme et manque de confiance en ma culture, ne seraient-ils pas justement symptomatiques de son déclin ? Une culture florissante est faite de gestes démonstratifs, elle va de l’avant. Celle de Pepys, par exemple. Lui, il ne se prend pas la tête avec le déclin de sa culture. Dans son journal, il suffit de remarquer la prédominance du verbe : on agit, on marche droit devant et on prend son essor. Remarquez tous ces énoncés à caractère performatif, tel « I did this day… », ces verbes qui précèdent le sujet, « This morning, in comes Mr Brewer… » Pepys faisait des choses alors que nous (moi, au moins) sommes enclins seulement à penser à faire des choses – enfin, quand je n’ai pas la tête dans les nuages.
Devant mes élèves, j’ai parlé avec passion et conviction de la situation actuelle des Afro-Américains, alors que je suis loin de pouvoir prétendre bien connaître le sujet. Je pense que je ferais un bon avocat car je suis capable de défendre une cause et me faire écouter. Le problème c’est que j’ai tendance à en faire trop. Toujours cet argument ajouté après coup, ce point supplémentaire ou reformulation superflue. L’effet sur les élèves, cependant, c’est de les laisser pantois. Pas très pédagogique, je le crains. Les faire parler serait préférable. Vraiment ? La plupart d’entre eux ne savent exprimer en anglais que la plus banale des idées.
jeudi 18 mars, Paris
« Au Père fouettard » aux Halles, j’ai choisi de passer les deux heures avant d’aller au théâtre à manger, à boire et à écrire. Au plat végétarien, compatible sans doute avec le régime que j’essaie de suivre, j’ai préféré un « foie de veau, sauce Bercy » qui ne l’est certainement pas. Maintenant j’ai mangé ce que je pouvais de ces abats filandreux, pas assez cuits, presque crus en fait. J’aurais dû le renvoyer mais ai trop tardé à le faire. Pourquoi ai-je pris le risque de manger ça ? Cela m’arrive souvent d’être imprudent de cette façon. Un de ces jours je vais m’empoisonner vraiment. De plus, j’ai commandé trop de vin que j’écluse comme si c’était de l’eau.
En chemise et cravate, je fais vieux jeu dans ce bar. Les autres clients ont la moitié de mon âge et portent un blouson de cuir noir. On vient de monter le volume sur « Heroes » de David Bowie ce qui les fait taper du pied. Un seul d’entre eux soupçonnerait-il que le ringard là-bas au coin en veste et cravate adorait cette chanson bien avant qu’ils aient même entendu parler de David Bowie ? Pourquoi je m’habille si vieux jeu ? Même ce terme « vieux jeu » fait vieux jeu. Comment ai-je pris le pli de ce style que je tiens tant à changer ? Ce serait facile à faire. Ce qui me retient c’est que les personnes pour lesquelles je m’habille – des étudiants, au fond – trouveront le changement faux, une imposture. Pourquoi faux ? Pourquoi une imposture ? Parce que – C.Q.F.D. – le style « vieux jeu » c’est le tien mon vieux, ça te va comme un gant. À cette découverte déplaisante j’oppose l’idée absurde que je serais un rebelle déguisé. Mais en fin de compte, ces gamins qui ont l’air d’avoir tout juste découvert Bowie, c’est peut-être eux qui auront l’air ridicule, dans vingt ans d’ici !
Je venais de m’asseoir dans la loge au théâtre de la Porte Saint-Martin quand Carole est arrivée, cinq minutes avant le début du spectacle, n’ayant pas eu le temps de manger. C’était Knock de Jules Romains avec Michel Serrault. À la fin de la première scène, je me suis dit que ça allait être très mauvais, Serrault caricature de lui-même. Je pense vraiment que le théâtre a fait son temps car, tout simplement, il ne peut pas rivaliser avec la qualité de son et image du cinéma. Chaque fois que je vois une pièce de théâtre maintenant, j’ai envie de monter sur la scène et donner une claque à ces comédiens si figés, si prévisibles, si lents. Je veux au minimum que soient améliorés son et image pour que ce qui se passe sur scène engage davantage mon attention et mes émotions. C’est une très belle pièce, néanmoins, son thème très actuel vu le contexte du déficit budgétaire de la santé à cause de dépenses excessives pour soins et médicaments. De plus, le Docteur Knock est un entrepreneur innovant qui sait identifier un besoin, se tailler un marché et donner satisfaction à ses clients. Il possède un flair pour le marketing à faire envie à tout nouveau bachelier. Aujourd’hui, en France, même celui qui ne sait pas quoi faire après le lycée vous dira non pas qu’il veut enseigner mais qu’il veut « faire du marketing. »
samedi 20 mars, Paris
Qu’est-ce qu’il passe comme temps à marcher, Pepys ! Il ne rechigne pas à faire à pied les 15km aller-retour jusqu’à Deptford pour y passer une heure ou deux à traiter ses affaires courantes. Souvent il continue son chemin jusqu’à Greenwich et Woolwich. Qui ferait pareil aujourd’hui ? Personne. Un vagabond, peut-être. Du coup, j’ai pris la résolution de marcher un jour de Tower Bridge à Greenwich, histoire de voir combien de temps ça me prendra. À l’instar de Pepys, je ferai sûrement une halte à Rotherhithe pour me restaurer dans une hôtellerie à mi-chemin. Mais une chose que je ne ferai sûrement pas comme lui en marchant c’est lire un livre. Parfois Pepys mentionne ses lectures : philosophie, dramaturgies ou poésies. Il lui arrive même de lire la liste des résolutions qu’il a prises de renoncer à ceci ou à cela. Ça aide à bien les retenir sans doute. Moi, je suis incapable de marcher et de lire en même temps. J’aime trop m’absorber dans ce qui m’entoure – et puis il faut faire attention à la circulation. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi Pepys ne se rendait pas à Greenwich à cheval. Après tout, c’est ainsi qu’il allait à Clapham. Au fait, si cheval on voulait, où en trouver un ? Combien cela coûtait-il à louer ? Fallait-il laisser un acompte ? Et que se passait-il si jamais votre monture se mettait à boiter ? Pouvait-on l’échanger pour une autre au relais de poste le plus proche ? Quelles étaient les races de cheval les plus rapides, les plus sûres – les modèles haut-de-gamme ? J’aime à penser que je trouverai les réponses à toutes ces questions dans les tomes du journal qu’il me reste à lire, mais je crains bien que non.
mardi 23 mars, Paris
C’est une belle journée sans nuages, et d’une clarté rare. L’air a un goût si pur, il sent le bonbon. Après avoir déposé les enfants dans leur classe, j’ai la délicieuse impression de faire l’école buissonnière. En réalité, il ne me reste qu’une heure de liberté avant d’aller faire cours. À la maison, mon premier geste est d’écouter la cassette de Léo Ferré qui chante Verlaine et Rimbaud. Maintenant, à 8h50, je suis devant mon ordinateur et la musique emplit le salon. Elle n’évoque pas tant l’appartement de la rue de Dunkerque et les intimités des premiers temps auprès de Carole (c’était notre bande sonore préférée) que le Paris que j’étais en train de découvrir à l’époque : sa langue, son franc-parler, son ambiance d’engagement intellectuel, sa polarisation politique gauche/droite, ses aurores savoureuses, ses crépuscules enchantés. Il me semble que toujours cette musique en réveillera en moi le souvenir poignant. Je me vois l’écouter quand je serai vieux – non sans désespoir peut-être. Je me vois écouter beaucoup de musique quand je serai vieux pour compenser le peu que j’écoute aujourd’hui.
J’ai pensé à Jean-Marc ce matin et à comment les morts sont si vite oubliés et leur vie vite compressée en anecdotes et mythes. À mes yeux, c’est une injustice que la disparition d’une personne ait si peu d’impact, qu’une vie ne laisse qu’une si maigre trace. Alors que je me propose, jour après jour avec ce journal, d’encombrer les vivants du poids des morts, je me demande si je ne ferais pas mieux de leur ficher la paix.
mardi 30 mars, Paris
Balladur est nommé Premier ministre. Pour les Anglais, il a l’air d’un pontife inexpressif. À La BBC, on prononce son nom « Ballad-er. » À la différence des médias en France, on souligne la compétition, si ce n’est la rivalité qui existe à droite au sein de l’alliance UPF*. Les Anglais se méfient des alliances entre partis politiques. À voir par exemple celle entre le Parti Libéral et le SDP [Social Democratic Party] **, sans parler des pactes « Lib-Lab » d’antan [entre les partis Libéral et Travailliste.]
Annonce ce soir du nouveau cabinet ministériel. Il n’y en a pas un seul qui me plaise et quelques-uns, franchement, me débectent. Pasqua en fait partie, Juppé aussi. Le plus flagorneur de tous depuis longtemps, Léotard, a fini par se faire confier le portefeuille de la Défense. Le nouveau petit prodige lèche-bottes sur la scène s’appelle Sarkozy.
*L’Union pour la France, une alliance de la droite républicaine, venait de remporter les élections législatives face au Parti socialiste.
**Alliance qui dure de 1981 à 1988.
billet précédent, Février 1993, suite le 15 avril
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