Février 1993

mercredi 3 février, Paris

          Lourdement armé d’arguments et de faits susceptibles d’impressionner mes élèves de deuxième année, j’ai fait cours aux deux groupes. C’est surtout moi qui ai parlé, ils n’ont guère contribué au débat. Il est vrai que le texte choisi pour le premier des exposés par les élèves en « American Studies » imposait le respect : un extrait de The Culture of Contentment par John K. Galbraith, publié tout récemment, qui dénonce la pure folie que fut le laissez-faire sous Reagan et Bush et prône le retour à une économie dirigée par la main sûre et bienveillante de l’état. À vrai dire, à vouloir démontrer aux élèves que je suis capable de les tenir au courant de l’actualité, je me livre à une certaine malhonnêteté intellectuelle car mes connaissances en la matière sont approximatives et souvent glanées de sources mal assimilées. Mes collègues, tous Américains, pourraient sans doute causer à bâtons rompus de n’importe quel sujet, depuis les lois anti-trust jusqu’à celui, très à la mode, du biorythme de Chelsea Clinton. Quand je les rejoins au café pour la pause, je dois avoir l’air de sortir d’un parcours du combattant car ils s’empressent de me fournir les contextes historiques que, pensent-ils (souvent avec raison), j’ignore.

          Je me décide enfin à me renseigner sur les assurances décès. Je me rends à ma banque pour m’entretenir de ma mort avec une jeune femme de l’âge de mes élèves, soucieuse avant tout de m’impressionner par ses connaissances quant à la rentabilité des divers produits financiers qu’elle avait à proposer. Mais elle ne savait pas grand-chose sur l’assurance décès et eut recours à sa calculette pour multiplier un chiffre par dix. Les yeux noirs comme du charbon dessinés au mascara noir, elle a rougi plus d’une fois pendant l’entretien jusqu’aux racines de ses cheveux noirs. J’essayais de me concentrer sur les questions pertinentes à poser plutôt que sur combien il serait facile de la séduire. Mais j’étais gêné par le sujet d’assurance décès et commençais à sentir le sang me monter au visage moi aussi et ensuite, sans crier gare, une vulnérabilité au cœur. Aujourd’hui, c’est 4.000F par an pour assurer ma vie pour un million de francs. Je pensais qu’on continuait à payer la même somme qu’à la signature du contrat, mais que nenni ! Dans dix ans ça me coûtera plus que le double. Je déteste avoir à m’occuper de ce genre de choses. Je ne sais pas quelles sont les bonnes questions à poser et j’ai peur de me faire avoir. Ou bien de signer un contrat pour découvrir ensuite que j’aurais pu avoir une bien meilleure offre ailleurs.

lundi 8 février, Paris

          Matinée froide sans joie, juste l’appel morne du devoir. Même si j’avais le loisir de faire avancer mon roman aujourd’hui, je ne crois pas que je serais très motivé. C’est plutôt à mon cœur que je pense. Il est calme ce matin mais plus l’heure de mon rendez-vous avec le médecin s’approche, plus il bat fort, et plus j’ai l’impression qu’il est vulnérable. Je note les termes français pour décrire mes « symptômes » et prépare dans ma tête différentes façons d’aborder le sujet avec le docteur, toujours sans avoir fait mon choix au moment où il m’appelle de sa salle d’attente. C’était un peu risqué de ma part de choisir un médecin que je n’ai jamais consulté. Mais je ne voulais pas aller voir mon généraliste, il n’aurait pas su comment s’y prendre.

          Mon cœur va très bien ! Inconsciemment, depuis la mort soudaine de Jean-Marc, j’ai projeté sur cette partie de mon corps la vulnérabilité physique que je ressens. Autrement dit, je souffre d’une réaction psychosomatique au choc de son décès. Ma fatigue et ma morbidité sont dues à un processus de deuil dont je n’avais même pas conscience. Après m’avoir écouté parler et fait ses observations, le docteur m’a dit que j’avais « le profil de quelqu’un dont le corps physique réagit à des évènements externes. » Je me suis senti cent fois mieux, je n’avais plus peur de mourir à mon tour. Il m’a dit que j’avais besoin de reprendre confiance dans un corps que j’en étais venu à considérer comme « vulnérable ». Il a dit aussi que j’avais 4 ou 5 kilos à perdre.

          Je suis sur la série documentaire de la BBC consacrée à Graham Greene [1904-91]. Je me suis mis au lit pour la regarder, au chaud, comme si j’étais un enfant – ou un fœtus. Pour mieux faire résonner en moi les voix de ceux qui lisent des extraits de ses romans. Ce sont des voix appartenant à la génération de mes parents, voix sans accent particulier des gens cultivés qu’enfant j’entendais – entendues surtout à la radio. Puis il y a des images aussi. Là sur l’écran de la télé, Londres en noir-et-blanc : les néons éblouissants de Piccadilly, les réverbérations de lumière se reflétant dans les coffres à bagages bossus des Austin, les femmes en chapeau et les hommes coiffés avec la raie au milieu, le visage émacié, en pardessus. Voici le Londres que j’ai vu, enfant. Ces images maintenant sur mon écran sont comme les positifs de négatifs gravés dans ma mémoire. Si seulement je pouvais d’un bond imaginaire vieillir les images du présent afin de voir cet environnement que je trouve « normal » et « ordinaire » tel que le verront mes petits-enfants – ou comme peut-être je le verrai moi-même d’ici trente à quarante ans.

          Autant le penchant de Greene pour la religion et la psychologie me rebute, autant son côté secret, son immoralisme et son inclination à la mélancolie m’attirent. C’est un homme solitaire, un sauvage, un expatrié, traits auxquels parfois je m’identifie. Son écriture était le rocher sur lequel il s’était amarré. Tous les jours il écrivait 500 mots d’un nouveau livre. Le documentaire fait allusion à ses journaux intimes – comme s’ils avaient peu d’importance. Je n’écrirai jamais autre chose que ça, me suis-je dit. S’il y avait eu un livre en moi, je l’aurais écrit il y a longtemps – avant l’âge de trente ans, comme tout futur romancier qui se respecte. Mais alors, pourquoi un journal ne serait-il pas aussi prenant qu’un bon roman ?

samedi 13 février, Paris

          Seul à la maison ce weekend, j’ai regardé la BBC, cette même bonne vieille BBC que je regardais quand j’étais petit. Les soaps Casualty et Love Hurts, certes, traitent maintenant de sujets qui n’auraient jamais été abordés autrefois, comme le viol, la pédophilie et la violence gratuite : il y court pourtant encore une veine sentimentale. Il y a, sous-jacent aux sujets à controverse que traite la BBC, un monde rassurant à la Dixon of Dock Green* où les coupables se repentent et où l’on garde la tête haute dans l’adversité.

          La cohésion sociale incorporée aux intrigues de ces fictions télévisuelles, existe-t-elle vraiment aujourd’hui encore, ou bien est-ce la BBC qui nous propose simplement des modèles à suivre et nous donne des leçons de morale ? De mon point de vue de téléspectateur ce soir, la BBC s’est fossilisée à force de perpétuer le mythe de la cohésion sociale, de cet esprit ancestral de détermination et de stoïcisme à la Churchill. À la fin de chaque émission, on voit tourner le globe terrestre sur fond noir tandis qu’une voix douce annonce la suivante, tout aussi lénifiante. Me voici, à 42 ans, regardant ce globe, écoutant ces voix apaisantes, mais je pourrais très bien en avoir 82 et l’impression que durant toute ma vie rien n’a changé, que la BBC a toujours été là en continu, comme la terre qui tourne. Et il se peut qu’en effet rien n’ait fondamentalement changé depuis que la télévision fait partie de nos vies. Ou, au moins, c’est l’impression qu’aura un observateur dans des dizaines ou des centaines d’années, quand la dernière partie du XXème siècle sera vue comme un bloc homogène. D’ici là, qui écrira le livre pour décortiquer la BBC ? Qui dressera un lexique sémiologique de ses tics, déconstruira ses formules, psychanalysera ses attitudes, scrutera son langage ? Où est le Serge Daney qui nous exposera les impulsions et réflexes idéologiques qui gouvernent le contenu de la télévision en Grande-Bretagne ?

*série policière télévisée très suivie des années 50 à 70 autour des activités des agents d’un commissariat à Londres.

lundi 15 février, Paris

            Seul tout le jour, j’ai résolument œuvré à venir à bout d’une liste de tâches de correction et de préparation de cours à faire avant demain. À part cela, deux temps forts dans ma journée. D’abord, mon repas : je me suis fait du bacon & eggs que j’ai mangé avec délectation. Puis, bien au chaud et douillettement installé dans mon lit pour regarder le dernier volet du documentaire sur Graham Greene. Je suis tombé complètement sous le charme de cette vie sur laquelle l’émission ne nous n’apprend presque rien, en fin de compte. On a l’impression d’une conspiration de silence de la part de la famille de Greene et de ses amis proches comme de la BBC pour maintenir son statut de figure singulière et énigmatique des Lettres anglaises. Pas une seule fois les réalisateurs du documentaire ne se servent des mots que Greene a écrits pour accéder à sa façon de penser, à ce qui animait sa psyché. Si excellente qu’en soit la réalisation, l’adulation y prime plutôt que la compréhension, la mystification plutôt que l’explication. Les réalisateurs sont obsédés par les contradictions idéologiques de Greene mais n’essayent même pas de s’interroger sur leur origine psychique. Il m’est venu l’idée que chez Greene c’était le physique et non pas l’intellect qui l’emportait, qu’il y avait en lui quelque chose de physiquement vulnérable et de sensible. Si je l’avais connu, j’aurais été plus curieux de connaître le prochain mouvement de son corps que les paroles qui allaient sortir de sa bouche.

mercredi 17 février, Paris

          Quand je me regarde dans la glace, ce que je vois c’est un juge. Je dois avoir atteint le « cinquième âge » des sept selon Shakespeare : « le juge au ventre bien arrondi, garni d’un bon chapon, l’œil sévère, la barbe taillée à l’ancienne, … » Pas étonnant que mes étudiants soient intimidés. Que faire pour changer mon image ? Me teindre les cheveux, changer de style vestimentaire peut-être ? Depuis peu, je ne porte plus mon cardigan à la Professor Higgins. Pour qui, bon sang, je me prenais ? Quant au « ventre bien arrondi, » ce matin à l’institut, Stanley me file un tuyau pour le perdre. Lui-même suit la méthode Montignac « Je mange, donc je maigris » et dit avoir perdu une demi-douzaine de kilos en douze jours. Au café, à la pause entre les cours, il me regarde manger ma tartine beurrée et me dit qu’on ne peut pas faire pire que de mélanger féculents et graisses animales. Il va falloir que je l’achète ce livre.

          Il m’arrive, lisant le journal de Pepys, de trouver scandaleux le manque d’une note de bas de page. Que dois-je penser de l’anecdote rapportée par une connaissance qui l’accompagne du Palais de Westminster à la City ? Il semblerait qu’une des dames de la Cour – sans doute une des maîtresses du Roi – « a fait tomber » un enfant au cours d’un bal à la cour. Jusqu’à ici, tout à fait plausible. Mais que penser encore de la révélation qu’une semaine plus tard le Roi a toujours « dans son cabinet » ce même fœtus et « se met à le disséquer » ? Après quoi, il plaisante qu’il a pu établir que le fœtus avait « un mois et trois heures » et rajoute avec piquant qu’il a « perdu un sujet dans cette affaire » – et de surcroît, un garçon. Trait d’humour ou symptôme de dégénérescence ? Pepys n’indique en rien ce qu’il en pense – bien que par ailleurs il donne l’impression de désapprouver la dégradation des mœurs à la Cour. Certes, comme beaucoup à l’époque, le monarque est fasciné par les expériences scientifiques. Pepys aussi. Mais pour moi cette « expérience » de la part du Roi donne de lui l’image d’une âme tourmentée. Que dois-je penser de cette histoire ? Est-elle apocryphe ? L’éditeur a failli à son devoir d’éclairer le lecteur. Peut-être que tout simplement, il ne savait pas*.

*Journal de Samuel Pepys, Mercure de France. Diary of Samuel Pepys, Feb 17, 1663

vendredi 26 février, Canterbury

          Aujourd’hui, je vois tout chez les Anglais d’un mauvais œil : ce qu’ils portent est de mauvaise qualité – ils s’habillent dans une variété de couleurs, certes, mais sont mal fagotés. Ce qu’ils mangent est trop lourd, leur donne du bide, le teint terreux. Les magasins sont pleins de marchandises sans imagination. Ce matin, mon objectif : m’acheter des fringues. En rade sur les étagères malgré les prix défiant toute concurrence, des piles de ce genre de chemises rayées que les employés de bureau portaient dans l’espoir de passer pour des yuppies. Disparus des vitrines, tous les habits haut de gamme dans les tons noirs et gris. Dehors, dans la rue, tout le monde porte un jogging dans un ton pastel tape-à-l’œil coupé dans un tissu bon marché.

          Je rejoins parents et enfants au pub où on nous sert un déjeuner infect. L’offre quotidienne du pub en Angleterre est partout prévisible malgré un « menu du jour » inscrit de façon attrayante en craies de différentes couleurs sur une ardoise. Autant le graver dans la pierre car, en définitive, ce à quoi auront affaire vos sucs gastriques ainsi mis en appétit, n’est en définitive qu’un pavé de glucides bien indigeste, accompagnant un morceau d’une viande coriace, de provenance douteuse, caché sous une sauce épaisse, ou alors un aliment quelconque enveloppé de pâte à frire avec l’ajout symbolique et décoratif de quelques feuilles de verdure ou de cresson sans assaisonnement. Les Anglais – même les pauvres touristes en toute innocence – s’attablent tous les jours de la semaine pour engloutir ces saloperies. Franchement, en Angleterre, on ne connaît rien à la façon de se nourrir.

            À la maison ici, il y a trop d’objets et des recoins mal éclairés, poussiéreux et moisis. Le pire c’est la cuisine. Je n’ai jamais vu un tel assortiment dépareillé de plats, bocaux, pots, casseroles et couverts … un vrai bazar. Les repas, de même, sont composés de bric et de broc : toute une panoplie de plats pour accommoder les restes avec un assortiment éclectique de nouvelles concoctions et mixtures. J’attaque résolument tout en bloquant goût et odorat à la suspicion de quelque salmonelle tapie au fond de mon assiette. Emma, quant à elle, tout de suite flaire le goût bizarre, le morceau frelaté, et refuse catégoriquement de le manger. Je redoute le jour où il va falloir vider cette maison, se débarrasser des objets que ma mère accumule compulsivement. J’aurai sans doute envie de tout mettre à la poubelle pour échapper au fardeau qu’ils représentent.

billet précédent, Janvier 1993, suite le 15 mars

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