Janvier 1993

mardi 12 janvier, Paris

          Sur le boulevard, devant la fenêtre de la cuisine, une camionnette très endommagée attire beaucoup les regards. De nombreux passants s’arrêtent pour inspecter son moteur compacté par une incendie. L’épave est là depuis quelques semaines déjà et a plus de succès auprès du public que n’aurait eu toute sculpture ou œuvre d’art urbain. Manifestement, Warhol avait raison de vouloir faire de la voiture accidentée une pièce de musée.

          Si j’étais sorti du métro de la Place de l’Opéra un peu plus tôt ce matin en allant à la banque, j’aurais pu voir le cercueil de Rudolf Noureev porté jusqu’en haut des marches du Palais Garnier, plutôt que juste l’entrevoir plus tard à la télé*.

          Je cultive un bon rapport avec mon nouveau groupe d’élèves à la banque. L’une d’elles a apporté des pâtisseries et du champagne pour fêter son anniversaire. À vrai dire, quand mes élèves apportent des friandises, ça crée une gêne car ils restent debout, crispés comme s’ils ne se connaissaient pas et refusent catégoriquement tout alcool au prétexte que cela les empêcherait de travailler l’après-midi. Je préfèrerais tout simplement continuer le cours et qu’on se passe des festivités. Alors pourquoi donc persister à encourager mes élèves à faire la fête ?

          Sortant de ce cours dans le crépuscule chic de la rue de la Paix, j’ai traversé la place Vendôme en direction de la rue Saint-Honoré. La place a été repavée, ce qui l’agrandit à l’œil et la rend plus accueillante. La séparation entre voitures et piétons ne se fait plus par niveau (rue et trottoir) mais avec des lignes géométriques précises de bornes en acier. L’intention, j’imagine, est de souligner la coexistence d’architecture classique (la pierre) et high-tech (les bornes en acier), éléments emblématiques du passé et du futur de Paris dans son ensemble.

          J’aime beaucoup Paris au crépuscule, davantage encore qu’au point du jour et l’apprécie d’autant plus qu’il est si fugitif. Le crépuscule est un temps d’espoir, un temps suspendu à un choix à faire, mais aussi un moment crucial : un mauvais choix et la soirée tourne vite au vinaigre. Dans un café que je fréquente de temps à autre, je vois que le patron, de toute petite stature et chauve, est toujours là (il doit avoir dans les 90 ans), mais assis tout seul face au trottoir sur un des sièges en rotin, seul client de son propre café. L’air perplexe, il passe la paume de sa main sur son crâne dégarni. La triste vérité est qu’il a fait fuir ses clients d’un café qui n’a pas évolué depuis les années cinquante. Ç’aurait été ma « photo de la journée » si je faisais ce que j’avais projeté de faire en septembre dernier : toujours avoir l’appareil photo sur moi.

*Avant l’enterrement au cimetière russe à Sainte-Geneviève-des-Bois, une cérémonie a eu lieu à l’Opéra Garnier.

vendredi 15 janvier, Paris

          Une journée au point mort. Je me suis levé avec l’impression que j’allais vomir, me suis rallongé aussitôt pour lutter environ une demi-heure avec le désir de rester au lit. Je suis sûr que si j’avais fait ma toilette, m’étais habillé et étais parti au travail malgré tout, je serais venu à bout de ma journée sans problème. Mais mon humeur morbide l’a emporté et, après avoir pris le téléphone pour me désengager partout, je me suis recouché pour dormir jusqu’à 13h. Après quoi j’ai lu jusqu’à 15h, terminant The War Zone d’Alexander Stuart, livre qui m’a laissé, encore une fois, déçu par la fiction. Comme tant de romanciers britanniques, aux deux-tiers de son récit, l’auteur en fait trop, et je ne fais plus que parcourir rapidement les contorsions de sa prose agitée et brouillonne jusqu’à la mélancolique conclusion.

          Ensuite j’ai commencé la lecture de « Cher cahier… » de Philippe Lejeune, recueil des réponses de diaristes à son appel à témoigner, début 1988. Comme cette initiative est du même ordre que celle que je songe à prendre moi-même, je suis très curieux de savoir comment il a lancé son appel et ce qu’il en a tiré. Eh bien, à la suite d’un article de fond publié dans un magazine bien connu et largement diffusé, il n’a reçu qu’une quarantaine de réponses. Combien en récolterais-je alors en plaçant des petites annonces ensevelies dans les dernières pages de magazines et journaux ? Or, ce qui apparaît clairement à la lecture des réponses que Lejeune a reçues, c’est que les diaristes sont peu disposés à laisser quiconque lire leur journal. Si c’est le cas, bien compromis serait mon projet de mettre l’accent sur une publication ou des lectures publiques de ces journaux. Sauf que j’ai comme une petite idée que les Français sont plus pudiques que les Anglais lorsqu’il s’agit d’exposer leur vie privée aux regards des autres.

          Dans leur correspondance avec Lejeune, nombreux sont les diaristes qui mentionnent que leur pratique a quelque chose à voir avec la mort ou avec le chagrin. Je ne pense pas que ma propre pratique ait un rapport avec l’un ou l’autre, mais si elle en a avec la mort, c’est tout simplement que le journal me survivra, permettant à ceux qui viennent après de se mettre au parfum d’un passé qu’ils n’ont pas pu connaître. Moi en tout cas, j’aimerais beaucoup lire le journal d’un ancêtre ne serait-ce que pour savoir comment il a employé le temps qui lui était alloué. Ou, plus exactement, comment il a marqué le temps, comme le fait le prisonnier dans sa cellule, barrant les jours qui le séparent de sa sortie, de façon à quantifier le Temps en lui donnant une forme.

          La plupart des correspondants ne souhaite pas que leur journal leur survive et nombreux sont ceux qui, périodiquement, le détruisent. Un état d’esprit et un geste qui me sont tout à fait étrangers. Mais quand j’ai lu la réponse d’une femme de quatre-vingt-deux ans décrivant le rôle que son journal de trente mille pages a tenu dans sa vie, j’avais presque les larmes aux yeux. Personne ne l’a lu et il envahit sa maison. Quand elle le rouvre, dit-elle, c’est comme une bombe qui explose. Se rapprochant de la fin de sa vie, elle se demande à quoi il a servi et ce qu’il va devenir quand elle ne sera plus de ce monde. Comment est-il possible que toute la passion qu’elle y a investi ne laisse aucune trace ? Et c’est vrai qu’elle a la passion de l’écriture. Aucune des personnes plus jeunes dont les lettres sont publiées avec la sienne n’écrit avec autant de fougue et d’intelligence. Je me trouve de tout cœur avec elle.

mercredi 20 janvier, Paris

          Un de mes élèves à la banque me parle de son voyage au Viêtnam et au Cambodge. Le Viêtnam (qui commence tout juste à s’ouvrir à nouveau au monde extérieur), me dit-il, quoique pauvre, a un bel avenir devant lui car son peuple est travailleur et capitaliste par nature. Mais au Cambodge, le pays est divisé et le peuple ne réagit que sous un régime autoritaire. Il ne voit pas comment ce pays peut se libérer du schéma de la guerre civile et devenir démocratique, fût-ce avec les meilleures intentions des Nations unies*.

          Ensuite, cours particulier avec R.P., aujourd’hui d’une telle humeur philosophique que nous n’avons pas du tout abordé le travail que j’avais prévu. Il me parle de l’héritage des empires qui ont autrefois gouverné l’Europe et l’Asie. Son thème principal c’est l’inéluctable hégémonie du monde islamique. Il est fasciné par ce que signifie la guerre en Bosnie : maintenant que la chape du communisme est levée, nous sommes retournés aux vieux conflits entre empires et entre religions. Ces conflits éclatent actuellement aux frontières des empires établies depuis des siècles et qui sont comme les lignes de faille sur lesquelles se produisent des tremblements de terre. R.P. est fasciné – moi aussi – par le fait que malgré les nouvelles technologies dont nous disposons, malgré nos idées sur le progrès et la démocratisation, le passé, loin de disparaître, va déterminer notre avenir. Depuis soixante-dix ans environ, c’est comme si, tout simplement, nous avions été sous anesthésie. Sans être nationaliste, ni raciste, il pense que l’Islam va l’emporter sur notre civilisation vieillissante et malade. Parfois, dit-il, il lui vient l’image d’une France islamisée où le touriste pourra visiter des réserves qui abriteront les survivants Normands, Basques ou Alsaciens vendant des spécimens de leur travail artisanal traditionnel. C’est dans cette France, pense-t-il, que vivront peut-être ses arrière-petits-enfants.

          Déjà on sait que, vers le milieu du siècle prochain, la population des États-Unis ne sera plus à majorité blanche. C’était donc étonnant de voir aujourd’hui deux hommes blancs (Bill Clinton et Al Gore) debout sur une tribune, accompagnés de leur femme et enfants blancs, prêtant serment devant un juge blanc, ensuite divertis presque exclusivement par des artistes de peau noire**.

*Le Cambodge, qui émerge d’une guerre civile, est sur le point d’abandonner le communisme pour devenir une monarchie constitutionnelle.

**À la cérémonie d’inauguration du Président Clinton.

samedi 30 janvier, Paris

            Nous sommes allés Carole et moi au Palais des Sports, munis de tickets de faveur, voir une troupe de ballet russe, le Moiseyev. Quand les danseurs accomplissent une prouesse acrobatique ou esthétique la salle applaudit, comme si ce n’était pas un ballet du tout mais une compétition sportive. Bien des danses étaient spectaculaires, c’est vrai, mais j’ai trouvé le tout assez ennuyeux. La troupe commence par des tableaux « collectivistes » – tous habillés pareil et faisant les mêmes mouvements – et termine avec des tableaux « individualistes », chaque danseur habillé différemment et dansant seul ou avec un partenaire. L’effet probablement recherché par cette évolution étant, me semble-t-il, d’évoquer le changement de paradigme idéologique depuis la chute du Mur. J’aurais été curieux de connaître les parcours qui ont mené chacun des danseurs sur cette scène-là, savoir de quelle province ou région il ou elle était originaire, comment chacun a vécu sa scolarité, a grandi, est monté ensuite à Moscou, comment s’est passée sa formation à l’école de danse et comment se passe aujourd’hui cette tournée mondiale.

            Je lis Edith’s Diary de Patricia Highsmith car c’est un roman qui « incorpore » un journal personnel – comme je tente de le faire dans « Nadia Days. » Au début, l’histoire qu’elle a imaginée a suscité ma curiosité, mais je commence à trouver l’intrigue trop chargée en détails et la pertinence des entrées éparses du journal m’échappe. Voici un personnage qui ment à son journal, racontant non pas de pieux mensonges mais des salades. Je ne peux pas croire que quiconque ferait vraiment ça, et donc je trouve le parti pris de cette intrigue tout à fait dénué de crédibilité.

dernier billet Décembre 1992, suite le 15 février

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