mardi 1er décembre, Paris
À la lettre que j’avais envoyée à la responsable de l’Association pour l’autobiographie, Chantal Chaveyriat-Dumoulin, je reçois une réponse si enthousiaste et spontanée que cela suscite ma curiosité. D’emblée ma correspondante m’annonce qu’aucun membre de l’association n’est anglais. Ce qu’elle écrit m’encourage à m’engager auprès d’eux, partager mes idées et voir où cela mène. À la lecture des articles sur l’autobiographie et le journal dans le premier numéro de leur bulletin, je suis déconcerté d’apprendre que le domaine est déjà très en vogue. Je me dis que, encore une fois, j’ai été trop long à agir. Je surligne plusieurs remarques lues dans les articles, dont : « Dans l’autobiographie, la tension dérive d’un conflit interne entre la volonté de dissociation et celle d’association ». Ce conflit, je m’y reconnais dans mon désir de garder mon journal pour moi, de ne pas révéler aux autres que j’en écris un, et celui d’en faire une fiction, de le faire éditer, de me regrouper avec d’autres diaristes ou encore de faire des lectures publiques, des adaptations pour la scène, etc.
mercredi 9 décembre, Paris
Maintenant je les connais mes « journées Nadia » et celle-ci, du coup, en fait désormais partie. C’est une journée ensoleillée, comme quasiment toutes les journées Nadia, je crois. Depuis quelque temps déjà, Nadia se soucie moins de son apparence. Aujourd’hui elle porte un pull noir à poils hirsutes et ses cheveux, plus foncés que d’habitude – auburn, voire brun – sont attachés en chignon à la six-quatre-deux. Je découvre qu’elle est originaire de la Porte de Pantin. Je lui demande si elle se souvient des abattoirs et du marché aux bestiaux. Et comment ! qu’elle fait, en tordant le nez. C’est vrai, par vent dominant, l’odeur devait parfois envahir le quartier, à l’ouest des abattoirs de la Villette. Elle me dit que ses parents ont un étal sur le marché où ils vendent des peluches et font la plastification de cartes d’identité. Elle me montre une photo de son jeune fils qui porte une casquette en toile rouge. On a bien notre routine maintenant : elle me coupe les cheveux exactement comme je le veux, je n’ai plus à lui dire comment.
Je ne sais toujours pas bien comment fonctionne mon nouvel ordinateur. C’est vraiment casse-pieds de devoir apprendre à se servir des barres d’outils, clics de souris et nouvelles icônes quand tout ce que je veux faire c’est écrire. À mon avis, Pepys aurait beaucoup aimé l’ordinateur, lui qui raffolait du codé. Ça lui aurait permis d’enfouir son journal dans un dossier où personne d’autre ne l’aurait trouvé. Je ferais de même si seulement j’arrivais à piger comment créer un fichu mot de passe.
lundi 14 décembre, Cardiff
Dans la salle à manger de cet hôtel sans charme, à part moi et les quatre membres du personnel, il n’y a personne. Ici les clients sont en permanence baignés dans une musique d’ambiance de Noël. Dieu merci, elle n’est pas diffusée dans les chambres ! C’est un de ces hôtels où vous ne voyez de votre fenêtre qu’un bout de triste parking au pied d’une aile strictement identique à la vôtre. Toute la journée j’ai travaillé au bureau à la tâche de présider les délibérations du jury, à mon aise maintenant, l’ayant déjà fait à plusieurs reprises. Mais plus je le fais, moins je suis persuadé que nous, les examinateurs, sommes indispensables pour mener à bien le processus. Le jour arrivera dans pas très longtemps où, devenus inutiles, nous serons remplacés par des robots. Avant d’en arriver là, cependant, se déplacer à Cardiff sera devenu superflu car tout se fera sur réseau informatique et par vidéophone. On ne voyagera plus pour affaires car on pourra tout faire par visio-conférences et réunions. Ainsi ces hôtels internationaux insipides, tous identiques, seront abandonnés et tomberont en ruines. En réalité, la seule chose qui continue à nous faire venir à Cardiff pour les délibérations, c’est que les copies des candidats ne peuvent être consultées qu’à un seul endroit. Tôt ou tard, cependant, ils plancheront directement sur leur machine à traitement de texte. Néanmoins, je pense que c’est un filon exploitable pendant une dizaine d’années encore*.
*une bonne vingtaine en fait.
lundi 21 décembre, Paris
Sortant d’une journée entière à l’institut devant les élèves, j’ai comme un resserrement dans la poitrine côté cœur et les joues en feu. Un tic fait tressauter la paupière inférieure de mon œil gauche. J’ai mal un peu partout et c’est comme si toute la partie supérieure de mon corps s’était voûtée pour protéger le cœur. Marchant à travers les rues, je pressens combien mon corps sera vulnérable, comment l’âge viendra le comprimer, le ralentir. Je devine aussi comment non seulement le corps mais aussi l’esprit perdra de sa vivacité sans que je m’en aperçoive. Devrais-je parler de mes symptômes à un médecin ? Le fait de penser que mon cœur ne va pas bien signifie-t-il qu’il ne va réellement pas bien ? Consulter un cardiologue pour des symptômes cardiaques, c’est qu’on a déjà un problème au cœur, non ? Avec Carole, on a dépouillé le dictionnaire médical à la recherche de maladies convenables. Elle venait en effet de passer une radio et de découvrir qu’un disque de sa colonne vertébrale était usé. Alors elle aussi voulait en savoir plus. Rien ne nous a autant rapprochés depuis quelque temps ! À son avis, mes symptômes sont dus à la fatigue, je suis donc allé me coucher tôt et j’ai dormi. Quelque dix heures.
mardi 22 décembre, Paris
À la librairie Brentano’s, il y a foule qui cherche des cadeaux à offrir pour Noël. J’ai acheté plusieurs calendriers et une boîte de Christmas crackers. Ensuite, dans une boutique de numismatique du côté du Palais Royal, j’entre dans le monde bien rangé et courtois du collectionneur et y achète pour Jimmy un album pour ses pièces de monnaie. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours éprouvé un certain mépris pour le collectionneur de pièces de monnaie alors que j’ai de l’estime pour le philatéliste. Remontant l’Avenue de l’Opéra, je pensais à Jean-Marc. Je l’ai imaginé allant aux Galeries Lafayette chercher un ensemble ou un bijou pour Deborah, ou s’acheter une paire de chaussures noires, un blazer bleu-marine, quelques chemises peut-être. Et l’idée que moi, comme tous ceux sur cette avenue aujourd’hui, puissent faire ce que lui ne peut plus faire me paraissait injuste. Me voici, pensais-je, évoluant dans un présent continu dont il est définitivement exclu. Je trouve qu’on vit l’instant présent plus vivement parce que d’autres ne peuvent pas en partager l’expérience, mais en même temps que cela en diminue l’intérêt.
mercredi 23 décembre, Paris
Déjeuner au « Coucou » dans la rue Danièle Casanova. De ma place devant la fenêtre, je regarde vaquer à leurs occupations de la mi-journée les ayants droit à cette petite poche de prospérité. L’on ne peut pas dire que les banquiers, assureurs et commerçants de ce triangle d’or de l’Opéra soient très glamour – le Parisien se montre discret et conformiste quand il s’agit de sa fortune. Ceux que je vois ont tiré le bon numéro, font des affaires qui marchent, mais le gardent pour eux – par peur du fisc probablement. J’ai aussi ma petite combine à moi : aujourd’hui j’ai donné un cours particulier identique à deux personnes différentes pour la coquette somme de 1.200F.
Ensuite, le Marais pour y chercher le cadeau de Carole. Dans la station Arts-et-Métiers, on a arraché des couches d’affiches publicitaires accumulées sur plusieurs décennies. Quelques-unes seulement, hélas, sont encore visibles, obstinément collées au carrelage blanc d’origine. Ce sont des publicités du début des années soixante pour, par exemple, les nouvelles rames de métro sur pneumatiques à destination de la Porte Maillot, les visites guidées de la nouvelle aérogare d’Orly, les cours de langues Berlitz, ou encore pour le Bal des Gradés de la Police. Je me suis arrêté afin d’en inspecter les lambeaux.
J’étais à l’affût d’une affiche aussi – pour Carole. Cherchant la boutique du vendeur d’affiches de la rue Saint-Martin, je suis tombé sur une démolition à grande échelle et me suis égaré. Exposé au grand jour se trouvait un labyrinthe serré de bâtiments abandonnés au milieu duquel j’ai aperçu une charpente que l’on dirait médiévale, presque cachée derrière les façades et cours d’immeubles. Plein de boutiques tout le long de la rue Saint-Martin ont mis la clef sous la porte ou fermeront d’ici peu. Celle que je cherchais se trouvait finalement à l’autre bout, tout près de l’Hôtel de Ville. Là, cherchant parmi les veilles affiches de cinéma des films de Godard des années 60, j’ai trouvé celle que voulait Carole : Une femme est une femme, la toute dernière du magasin, à 400F. Ce n’est que rentré à la maison que je me suis posé la question du coût de l’encadrement : c’était en effet une affiche pour un grand panneau ! Quoique pas cinéphile, j’aime bien regarder ces vieilles affiches parce que leurs qualités graphiques sont si manifestement celles d’une époque révolue. Ça réveille en moi le collectionneur. Ça m’incite à ne pas rater l’occasion de collectionner quelque chose aujourd’hui à redécouvrir dans trente ans. Mais déjà je fais la collection d’entrées de journal et ça suffit peut-être pour satisfaire mon désir d’amasser. Mais là il manque la valeur mercantile, ingrédient essentiel à la satisfaction du collectionneur fixé au stade anal.
jeudi 24 décembre, Paris
À l’heure du déjeuner, je suis sorti de mon dernier cours de l’année. Temps calme, ciel gris, je suis allé jouer des coudes chez Marks & Spencer. Il y a toute une section du magasin maintenant qui regorge de ces spécialités vieillottes du style boîte à biscuits écossaise, hautement incompatibles, en fait, avec les régimes alimentaires de presque tout un chacun aujourd’hui. Elles nous ramènent à l’ère victorienne et à la nourriture comme symbole de l’Empire. J’ai pris des paquets de mince pies, de shortbread et de After Eight, le genre de friandise que l’on s’oblige à déguster à Noël alors que l’on a déjà le ventre plein.
De retour à la maison, j’ai fait une sieste. Douze jours de « vacances » à venir, dont plusieurs jours de travail à accomplir – plusieurs jours à table aussi – et une pile de livres à lire. Il ne restera pas beaucoup de temps, j’imagine, pour écrire quoi que ce soit. Si seulement je pouvais me lever « very betimes » comme le fait Pepys ces temps-ci ! J’envie sa détermination à quitter son lit (souvent à 4h du matin) pour se mettre aux prises avec le monde. Comment faisait-il sans réveil-matin ? Ne me dites pas que le chant du coq se faisait entendre dans Seething Lane !
C’est sans doute parce que le journal de Pepys a été transcrit pour la première fois aussi tardivement que le XIXème siècle qu’il contient si peu de mots – « betimes » en est un – que le lecteur ne connaît pas. Dans son entrée de ce jour, le seul terme qui me fait tendre la main pour le dictionnaire est « chine of beef »*. Je suppose qu’il vient du mot « échine ». Mais avant de consulter mon Oxford, j’avais envie de tester mon nouveau thesaurus Microsoft. Que dalle ! L’Oxford me propose « ribs » – mais sans me dire comment on les aurait servies. Au fait, quel était l’ancêtre de la sauce barbecue ? J’aime bien quand Pepys sort des expressions comme « I don’t give a turd ! » locution qui me paraît beaucoup plus désobligeante que « I don’t give a shit ! » [je n’en ai rien à cirer.] Me plaît aussi « jade » pour parler d’une femme de mauvaise réputation, c’est tellement chargé de sous-entendus. Le mot archaïque que j’aime le plus est « coxcomb » qui, me semble-t-il, commence à faire partie du vocabulaire de Pepys à partir de 1662, peut-être un quolibet à la mode. Essayons-le dans le thesaurus de l’ordinateur. Eh bien, quelle surprise : « coxcomb ! » Synonymes : « blade, buck, fop, swell et dandy. » Mais non, ce n’est pas ça, ce sont tous des archaïsmes et qui désignent quelqu’un de vaniteux ou prétentieux. Quand Pepys écrit le mot, il veut sûrement dire « un imbécile » ou « un niais ». Ça y est, je l’ai ! Un « coxcomb » c’est ce que les jeunes aujourd’hui appelleraient un « dickhead ! » [les jeunes Français « un blaireau », peut-être.]
*Journal de Samuel Pepys, Mercure de France. Diary of Samuel Pepys, Dec 24, 1662
billet précédent Novembre 1992, suite le 15 janvier
en attendant,
Joyeuses fêtes !

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