lundi 2 novembre, Paris
Je reprends la rédaction de « Nadia Days » interrompue depuis des semaines et termine rapidement le chapitre déjà commencé. Pour la première fois, il intègre une entrée entière de mon journal, mot pour mot. Et je réfléchis à nouveau sur l’approche narrative que j’ai adoptée qui consiste à incorporer mon propre journal dans ce qui prétend être celui d’un autre – ce qui est en vérité une fiction. De temps à autre cette absence de sincérité me dérange. Je veux que tout soit « vrai » et me demande si les journées Nadia – il y en a 15 en tout, à ce jour – ne pourraient pas tout simplement rester telles quelles, à part quelques coupes et lissages stylistiques par-ci, par-là, les noms propres déguisés et – pourquoi pas – des notes en bas de page. Ce serait alors quoi : roman, autobiographie, Histoire, ou journal personnel ? Peu importe ! Oui, je me demande si les « journées Nadia » de mon journal ne tiendraient pas la route toutes seules ?
Après mes cours à l’institut, je suis allé à la librairie WH Smith où j’ai remarqué que de plus en plus de place est consacrée à l’autobiographie et la biographie. Une des trois tables de nouveautés étaient jonchée d’ouvrages de ce type et sur les rayons en est alignée une rangée entière. Quant aux ouvrages de poésie, théâtre et critique littéraire, ils sont relégués à un coin au fond des rayonnages à l’étage. Naturellement, je vois dans ce changement un signe m’encourageant à penser que je suis sur la bonne piste, sans pouvoir en même temps m’empêcher de penser que j’ai intérêt à m’activer avant qu’il ne soit trop tard.
Dans la biographie d’Edie Sedgwick, je tombe sur un chapitre fascinant au sujet d’un certain « Dr Roberts », le médecin qui faisait des piqûres à tous les « beautiful people » à New-York dans les années 60*. Il y en avait qui le consultaient trois ou quatre fois par jour pour se faire booster (« se faire démarrer le cœur ») afin de pouvoir faire la fête toute la nuit dans un état d’excitation sexuelle. Il paraît que le docteur profitait pleinement de l’effet d’excitation obtenu sur ses patients par l’injection de vitamines, de LSD ou de cocaïne. J’ai pensé à l’étrange chanson « Doctor Robert » des Beatles sur l’album, Revolver, en me demandant s’il s’agissait de lui. C’est bien le cas.
*Edie, An American Biography, Jean Stein & George Plimpton, Pimlico edition, 1992.
vendredi 6 novembre, Paris
Les étudiants à l’institut ont publié leur propre magazine de critique de l’école – surtout des profs. Le département d’anglais est plutôt bien noté car au moins nous nous pointons toujours à l’heure et leur fournissons un contenu plus ou moins correct. Mais il y a pas mal de profs d’autres disciplines qui sont souvent absents, ou dont le jargon passe au-dessus de la tête de leurs élèves. Ceux-ci pensent, donc – et avec raison – qu’ils n’en ont pas pour leurs 30.000 francs annuels. Le nouveau prof de marketing, en particulier, est sévèrement stigmatisé dès son premier cours magistral. Il a eu la maladresse de saluer les 120 étudiants de première année bien motivés, par un « Bonjour les enfants ! » Ce qu’un étudiant de première année a envie d’entendre c’est qu’il est, enfin, un adulte responsable, capable d’entamer des études adultes, ça le met en valeur. Ce cours, en particulier, l’étudiant-auteur d’un des articles l’a descendu en flamme en quelques lignes. Comment reprendre en main ses élèves après une telle réception ? Pour moi, c’est un signe de plus que l’école est en passe de se désagréger. Qu’arrivera-t-il quand les étudiants commenceront à rouspéter pour de bon ? Ils ont été doux comme des agneaux ces dix dernières années. Ça ne peut pas durer.
Lenny m’a filé une invitation à l’avant-première du nouveau spectacle de Peter Brook, « Impressions de Pelléas » et demandé de l’y accompagner. J’ai du mal à comprendre le choix d’un tel thème de la part de Brook, à moins qu’il n’ait complétement perdu la boule ou qu’il ne cherche à jouer un tour à ses fans. À mes yeux, ce n’est rien qu’un mélodrame victorien avec ses personnages pré-freudiens, refoulés et malheureux. Et voilà ces acteurs, malgré le décor exotique et oriental, dont le comportement et les costumes sortent tout droit d’une pièce de Tchekhov ! Regardant les spectateurs dans la salle, j’eusse aimé voir au-dessus de leur tête s’afficher dans des bulles les pensées des uns et des autres. Quant à mes propres pensées pendant ce lamentable spectacle, elles ont pris le chemin de la provocation, voire de l’anarchie. Pour choquer ce public absurdement indulgent je m’imaginais descendre à poil les gradins jusqu’à la scène pour m’installer dans le confortable fauteuil central – resté vide jusqu’à alors – où je resterais assis à me tripoter pour voir si les acteurs s’arrêteraient de chanter ces mièvreries accompagnées d’un piano à queue sirupeux.
Après le spectacle, nous avons bu un verre avec celle qui travaille au théâtre et nous a procuré les billets, une ancienne élève de Lenny. Comme elle est jeune et ne connaît Brook que depuis peu, elle ne comprend pas pourquoi il est tellement adulé. Elle nous parle de la gestion des Bouffes du Nord et du grand écart qu’il y a entre la réputation d’intégrité idéologique dont jouit Brook et sa façon de distribuer des rôles aux fils et filles de célébrités.
jeudi 12 novembre, Paris
Entre les pages papier bible de mon volume à couverture cartonné bleu marine du Journal de Pepys, je tombe sur un marque-page. C’est une petite étiquette ronde de pot de crème hydratante de la marque Atkinson. Les lettres sont vieillottes – datant d’il y a 30 ou 40 ans peut-être. J’aime beaucoup découvrir des marque-pages anciens – même si, pour la plupart, c’est moi qui les ai laissés. Je laisse toujours au moins un marque-page dans un livre après lecture, de préférence avec ce qui est à portée de main : enveloppe avec des notes gribouillées au dos, carte postale, liste de courses, ticket de théâtre, de loto, de parking, un flyer, ou même une photo. Le redécouvrir, parfois des décennies plus tard, évoque souvent en moi des sentiments de tendre reconnaissance.
Mais souvent aussi, je suis face à une énigme. Les billets de train, par exemple, qui portent dates et destinations, peuvent être pour moi source d’intense spéculation, ils m’intriguent et je me creuse la tête pour associer livres et voyages. Récemment, dans Murphy de Samuel Beckett, je suis tombé sur un billet à tarif réduit pour « The Malcolm May Progressive Show, » un événement auquel j’ai dû assister il y a quelques décennies mais dont je n’ai plus le moindre souvenir. Le billet m’informe que le spectacle « Rekindles the spirit [ravive l’esprit] de Woodstock » en « 5 hours of Love, Peace, Music and Traditional Beer, 9 ’till 2 [21h à 2h]. » Au dos, deux personnes dont les noms ne me disent absolument rien ont inscrit leur adresse et numéro de téléphone. J’ai relu les pages marquées dans l’espoir d’y trouver un indice : rien. Souvent, c’est difficile de déterminer pourquoi j’ai mis là un marque-page : est-ce à cause de l’importance pour moi à l’époque du contenu de la page, ou tout simplement parce que à ce moment-là je me suis lassé du livre pour ne jamais le rouvrir ?
Et alors, que fait l’étiquette d’un pot de crème pour la peau dans les pages du premier tome du Journal de Pepys ? Eh bien, l’ouvrage appartenait (appartient toujours, en fait) à mon père. J’imagine, donc, que c’est lui qui a marqué sa page de ce petit disque doré portant la consigne, « use at night. » On est sans doute dans les années 50. C’est une crème de nuit, donc j’imagine qu’il lisait le journal de Pepys au lit. Naturellement, je suis curieux de savoir pourquoi le pot se trouvait à portée de main, sans doute sur la table de chevet. « It penetrates immediately without special massage, » lis-je au dos de l’étiquette. Ah-hah… ? Je l’ai remise entre les pages d’où elle vient pour qu’un beau jour peut-être, elle soit redécouverte pour devenir l’objet de nouvelles conjectures.
mercredi 18 novembre, Paris
Je reçois de l’Association pour l’autobiographie le tout premier numéro de leur bulletin, La Faute à Rousseau.

Je le lis avec enthousiasme, non seulement pour les extraits de journaux intimes mais aussi pour les réflexions sur la pratique diaristique (« plutôt un acte de courage et d’indépendence qu’un acte de ‘fuite’ ou de ‘faiblesse’. ») Il y a un très bon article qui compare le journal intime et le roman policier : le diariste, ne serait-il pas une sorte de détective ?* Ceci m’a donné à réfléchir sur le « polar » que j’essaie de tisser autour de mon narrateur, celui qui tente de donner un sens aux différentes entrées sur les « journées Nadia » fournies par le client qui l’a engagé pour écrire ses mémoires à sa place. À en juger par les bibliographies publiées dans le bulletin de l’association, on s’intéresse beaucoup plus qu’avant au champ de l’autobiographie, inspiré en grande partie par les travaux de Philippe Lejeune**. J’ai l’intention de devenir membre de cette association mais, avant tout, je suis curieux de savoir s’il existe des initiatives comparables en Angleterre. Il n’y a pas de temps à perdre.
*« Journal à suspens ou polar intime » de Sonia Goldie, La Faute à Rousseau, N°1, Octobre 1992
**Notamment, Le Pacte autobiographique, 1975.
jeudi 19 novembre, Paris
Il est 8h du matin et je suis au café, avenue de Flandre, en avance pour le travail malgré la grève du métro. J’essaie d’imaginer ce qu’éprouve en ce moment-même mon beau-frère. L’autre jour, au téléphone, il m’a raconté comment, à Roissy, il a fallu le porter de l’avion tellement il y avait de liquide dans ses poumons. Il ne tenait pas debout et son cœur était pris de palpitations erratiques. « J’ai failli crever, » m’a-t-il dit, puis, respirant péniblement, s’est vanté de sa capacité de résistance. Ce lundi, il a été admis à l’hôpital pour des séances de chimio.
Je me suis réveillé avec une heure d’avance ce matin pensant à lui en train de mourir, loin là-bas, à Nice. Je n’arrive pas à imaginer ce qu’il peut ressentir, enfermé dans une situation sans issue, à seulement 46 ans. Ce n’est que d’avoir à faire cours qui m’a aidé à penser à autre chose.
La « porte de sortie » s’est présentée à Jean-Marc quelques heures plus tard, à 11h30. Deborah, appelée par l’hôpital, était à ses côtés. Le personnel n’a rien fait, apparemment, pour lui apporter du réconfort. Au moment de mourir, il était dans le coma. Hier déjà il n’était que vaguement conscient de sa présence auprès de lui. Le cancer avait déjà gagné le cerveau. Et pourtant, pas plus tard que le weekend dernier, il me parlait de la réussite de ses affaires commerciales et de la perspective d’une convalescence après la thérapie. Ce cancer l’a détruit en l’espace de quelques jours seulement. J’imagine qu’à partir du moment où il a compris qu’il n’y avait plus d’espoir, il est passé d’un extrême (résistance et hyperactivité), à l’autre (acceptation et coma). Il n’a jamais été de ceux qui font les choses à moitié.
dimanche 29 novembre, Paris
Quand il m’est venu à l’esprit l’idée que l’Angleterre décrite par Thomas de Quincey dans Confessions d’un mangeur d’opium [1821] était aussi celle qu’a connue mon ancêtre, George [1784-1871], je me suis faufilé par la pensée dans la façon dont celui-ci a vécu l’époque. Peut-être même a-t-il lu ce livre que je lis aujourd’hui. Peu vraisemblable certes [il était meunier], mais il est sûrement possible par ce biais de me connecter à son passé, de vivre quelque chose de ce que vivait un Anglais du début du XIXème siècle. À nouveau m’est venue l’idée qu’un jour je parcourrai à pied la Grande-Bretagne de long en large pour apprendre à me connecter avec le pays qu’ont connu mes ancêtres. Sur mon chemin, je chercherais à rencontrer des diaristes et ensemble nous organiserions des lectures pour qui voudrait venir les écouter. Je questionnerais des gens sur leurs expériences, sur ce qu’ils sauraient du passé. Comme ça je constituerais un réseau de gens avec qui j’ai quelque chose en commun. Il nous serait possible de rester en contact et de partager nos expériences grâce aux technologies portables qui seront répandues dans un avenir proche. Chimère ou ambition ?
La mort de Jean-Marc me semble déjà loin. C’est difficile aujourd’hui de penser à sa disparition avec la tristesse d’il y a une semaine. Voir le corps, assister aux obsèques mardi dernier à Nice, prendre part à la tristesse du deuil m’ont sûrement aidé à passer le cap. Mais en même temps je me sens coupable de ce que la mort d’un être aimé n’a pas tout à fait l’effet dévastateur que l’on aurait imaginé. Au contraire, en silence je me réjouis du fait que je suis vivant et le serai peut-être pendant bien des années encore. La vérité brute est que c’est purement et simplement malheureux pour le défunt, tu ne peux absolument rien faire pour lui.
billet précédent Octobre 1992, suite le 15 décembre
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