jeudi 1er octobre, Paris
J’ai fait un saut au Printemps pour chercher un livre de Jean Echenoz, Le Méridien de Greenwich, dont le titre est analogue à « Mean Time » – mais pas aussi bien – titre que je me réserve si un jour je trouve le temps d’écrire un roman dont l’action se situe dans le Royal Borough. Il n’était pas en rayon et c’est le Journal de Michel Leiris qui m’a attiré*. Piochant dans ce lourd tome, je commence à lire son récit d’un jour en 1963 où il attendait de subir une opération, humiliante à ses yeux, au sphincter. Puis je feuillette les toutes premières pages où les entrées consistent pour la plupart en des listes de citations et aphorismes. J’ai toujours en ma possession le carnet que j’ai tenu vers mes 25 ans qui est rempli de ce genre de choses. Piochant maintenant dans les années au milieu de sa vie, je le découvre dans des cafés, attendant avec impatience que ’Zette se pointe. Une des principales fascinations d’écrire un journal, c’est de n’avoir absolument aucune idée de ce que l’ouvrage final va contenir (ni combien de pages il fera.) L’idée que, dans mon cas, il comportera des scènes d’hospitalisation me fait frémir. Penser à ce que racontera la fin de ce journal me fait peur. Sans doute bien avant j’en aurai marre et le laisserai tomber.
Enfin, au jour d’aujourd’hui je suis libre comme l’air, l’avenir me sourit, j’ai le vent en poupe.
J’étais sorti ce matin muni de mon appareil photo mais au lieu de simplement laisser venir à moi les vues, je me suis trouvé à en chercher de pertinentes. La photo à insérer dans mon journal doit représenter le punctum ou épiphanie visuelle de la journée. Mais, primo en règle générale ça ne se détermine qu’avec du recul, secundo la photo prise a peu de rapport avec le ressenti ou les émotions du photographe et, tertio quand on veut prendre une photo, c’est souvent indiscret. Tout ce que j’ai fait alors, une fois de plus, c’est photographier des immeubles pour ma documentation – et des immeubles condamnés de surcroît. C’était la décision la plus facile à prendre.
*Journal, 1922-1989, est paru chez Gallimard en septembre 1992.
mercredi 14 octobre, Paris
À la station Le Peletier, sur un coup de tête je descends du métro qui me ramène à la maison pour aller me faire coiffer par Nadia. C’est bien la première fois que je me rends au salon en plein après-midi. La journée est si radieuse, les rues si vivement ensoleillées, que je suis tenté de rester en ville pour faire quelque chose plutôt que, tout bonnement, de rentrer chez moi. C’est une qualité de lumière qui maintes fois par le passé a conjuré en moi l’inertie de la nostalgie. Mais aujourd’hui il n’y a rien de nostalgique dans le regard que je pose sur la capitale. La lumière me donne envie d’aller de l’avant pas de regarder en arrière. Peut-être aurais-je dû la photographier mais la photo l’aurait-elle fidèlement rendue ? Je ne pense pas.

La première chose que j’ai remarquée chez Nadia c’était ses cheveux roux. Pas un roux artificiel cette fois-ci mais auburn. C’est, m’a-t-elle dit, sa couleur naturelle. Son visage commence à s’affaisser comme celui d’une femme entre deux âges et lui donne aujourd’hui un air plus sage. Nous avons eu une conversation animée sur les sujets habituels : les vacances, les enfants, la mode. Si j’osais, je prendrais une photo d’elle ici, dans son salon de coiffure. Je me demande comment elle réagirait. Devant moi se trouvait le dernier numéro du magazine Elle. Je l’ai pris et il s’est ouvert aux pages avec des photos de Madonna nue*. Nadia les a regardées par-dessus mon épaule, sans doute pour la énième fois. Je me suis demandé si elle les trouvait excitantes. Aucun signe. En partant, elle m’a fait un sourire radieux, « Au revoir, Monsieur ! »
*Elle magazine, 12 octobre, « Éxclusif: Les premières photos de son livre choc, Sex. »
dimanche 17 octobre, Paris
Je suis assis devant la Porte 37 du Terminal 1 à Roissy. L’avion, avec son aileron à la feuille d’érable, est relié à ses passagers par deux passerelles ombilicales. Ma pensée première est ceci : je veux rentrer sain et sauf pour pouvoir saisir dans mon ordinateur ce que je viens de noter.
Maintenant, à l’intérieur de l’appareil, une série d’écrans déroule une carte rassurante de notre traversée de l’Atlantique (l’océan est d’un bleu engageant) ainsi que des horaires, distances et températures précises. Les sièges sont de la même couleur que le blazer d’été que je portais à l’école primaire : bordeaux. Le pilote nous dit de regarder par le hublot si on veut voir décoller un Concorde. De mon siège, je ne vois pas dehors, mais entends un rugissement de tous les diables. Dans la rangée de sièges derrière moi se trouve une jeune femme en train d’écrire son journal. Je suis frappé par la façon à la fois fluide et méticuleuse avec laquelle elle écrit dans son carnet. J’aurais bien voulu en parler avec elle.
Plus tard, mon voisin de siège – un géologue originaire des Pyrénées qui vit à Montréal – me parle à brûle-pourpoint de la malle pleine de photographies et de correspondance sur laquelle il est tombé récemment chez un parent dans son village natal. Parmi les images se trouvaient quelques daguerréotypes des années 1840. Je lui ai posé beaucoup de questions sur ces photographies et courriers. Comment a-t-il pressenti que je serais si intéressé ? Il m’a donné son numéro de téléphone. Et il m’a passé son exemplaire du magazine Lire du mois de septembre.
L’article principal est consacré au journal intime. J’y apprends l’initiative récente de Philippe Lejeune, auteur de Le Pacte autobiographique, de créer L’Association pour l’autobiographie et le Patrimoine autobiographique*. Son objectif : faire rencontrer ceux qui écrivent des journaux et d’autres formes d’autobiographie et mettre à leur disposition un lieu où leurs écrits peuvent être conservés. Ça attise ma curiosité. D’après un sondage du Ministère de la Culture, il y a en France plus de 3 millions de personnes qui tiennent un journal. 3 millions ! Ce qui veut dire qu’il pourrait y avoir disons 1 million de pages écrites chaque jour. Quand on pense à tous les liens à faire entre ces entrées disparates ! N’écrire que l’histoire d’un seul jour serait une entreprise redoutable.
L’avion atterrit dans ce qui est, à mes yeux, un petit aéroport sur une plaine désolée. Le ciel paraît-il si vaste parce que le continent l’est aussi ? Les feuilles sont déjà tombées pour la plupart dans les forêts argentées à perte de vue que je vois à travers les vitres du car. Qui sont tous ces gens dans leurs automobiles rutilantes roulant tranquillement d’un bout à l’autre de ces plaines où autrefois chassaient les Iroquois ? Où habitent-t-ils, que font-ils dans la vie, à quoi pensent-ils, à quoi rêvent-ils ? L’indien, dans ses rêves même les plus fous, ou sous l’influence de quelque hallucinogène peut-être, aurait-il pu imaginer la scène telle que je la vois maintenant à travers le verre teinté de cette navette, lui qui, quand il contemplait les nuages filant dans ce vaste ciel, ne soupçonnait même pas qu’ils poursuivaient leur chemin pour survoler le continent d’Europe ?
Quand je vois les rues de Montréal si peu fréquentées et l’abondance de biens immobiliers, quand je vois à quel point l’air dépenaillé et maladif des gens tranche avec l’état pimpant des immeubles et des voitures, j’ai l’impression que la civilisation occidentale est foutue. Il existe toutefois cette tension constante entre dégradation et vitalité. Le long de la rue Ste-Catherine Est, les immeubles bas et délabrés des années 30 sont recouverts de dentelles d’enseignes au néon rose promettant le sexe. Des jeunes débraillés, en cuir noir, crachent par terre se faufilant entre les mendiants. Il y a des terrains vagues à l’abandon et des immeubles qui ressemblent au Texas School Book Depository à Dallas, comme il y a aussi ceux du monde de la finance des années 80, tout de verre lisse et miroitant.
Je me suis promené environ une heure à regarder ce chaos de quartiers urbains, jetant un œil à travers les vitrines de commerces où les marchandises sont étalées n’importe comment voire empilées à même le sol, n’osant pas regarder trop longtemps ni entrer. Sur les écrans de télévision dans les vitrines des magasins, maintes armées de joueurs de football casqués envahissent l’Astroturf. Ici, le quartier chaud est tout près, mais au lieu de sortir et de me laisser tenter, je me suis couché tôt, zappant d’une chaîne de télévision à une autre. Tout ce monde essayant désespérément de capter notre attention et tous échouant ! Aucun sentiment sincère à y observer, rien d’authentique. Manifestement la télévision lutte pour sa survie. Mes doigts n’ont pas perdu de temps à trouver la chaîne X payante. Le brouillage est tellement mal fait que l’on discerne, malgré la mauvaise qualité de l’image, des couples en proie à d’interminables copulations. La caméra n’utilise qu’environ trois angles, donc ça devient vite très lassant et je donne un bon coup de pouce à la télécommande pour redescendre dans les chaînes à un seul chiffre dont les émissions sont presque aussi ennuyeuses, mais au moins il s’y passe quelque chose.
*L’initiative était de Lejeune et de Chantal Chaveyriat-Dumoulin suite à « l’appel du 19 juin » de cette dernière en 1991 à Nanterre. Site de l’APA : http://autobiographie.sitapa.org/
mercredi 21 octobre, Québec City
J’ai du mal à faire quelque chose de constructif pendant cette période d’oisiveté imposée avant d’animer l’atelier demain. De la fenêtre de mon hôtel, je vois Québec City noyée sous la pluie et partiellement obscurcie par des nuages et de la brume. Je me fais servir mon petit-déjeuner dans la chambre, puis attends que Carole m’appelle. Heureusement elle le fait, sinon je me serais senti dix fois plus misérable. Ensuite, la pluie n’ayant pas cessé, je m’installe confortablement et commence la lecture de Ambition, une histoire sordide écrite avec beaucoup d’esprit par Julie Burchill. Peu habitué à me faire plaisir de la sorte le matin, je ne tarde pas à me remuer et essaye de m’occuper à quelque chose de plus « utile ». Il me semble qu’ici je n’arriverai pas à retrouver l’état d’esprit qui me permettrait d’avancer dans la rédaction de mon roman. Pour cela, j’ai besoin d’être assis à mon bureau dans le monde européen sur lequel j’écris. De temps à autre, je regarde par la fenêtre pour voir s’il s’est arrêté de pleuvoir et j’aperçois des gens tout en bas dans la rue sous des parapluies. Je n’arrive tout simplement pas à accepter ce hiatus dans ma vie quotidienne et à en profiter.
Quatre heures de l’après-midi. Enfin je trouve une taverne. Elle propose toutes les variétés de bière imaginables, les sièges sont confortables et la musique superbement reposante. Et elle se trouve dans une rue où enfin il y a de vrais magasins. Quel bonheur d’être flâneur dans une ville habitée, mais ce que ça plombe le moral d’être touriste dans une ville déserte ! Ici c’est l’Écosse par une après-midi humide d’hiver, sauf qu’il n’y a que des touristes dans les rues et les seuls commerces sont les magasins de souvenirs et les restaurants. À ce que je vois, il n’y a pas de résidants, on dirait que la ville toute entière n’existe que pour les gens qui se sont déplacés pour la voir. Partout où je regarde, je vois une scène des timbres-poste canadiens de ma collection enfantine – quelque morne caserne du style Black Watch. Elle est pleine de monuments et de statues cette ville de pierre grise ! Même la majesté du fleuve Saint-Laurent ne me fait aucun effet.
C’est au moment de rentrer à l’hôtel pour noyer ma tristesse que je suis tombé sur ce pub. J’avais fait mon devoir de touriste : fait la visite de la basse ville, fait le Musée de la civilisation, suivi ses itinéraires pédagogiques, fait les remparts, fait presque toutes les humides rues anthracite. Maintenant j’aimerais rentrer chez moi. Mais je suis encore là pour trois jours.
jeudi 22 octobre, Québec City
La journée a commencé par un petit-déjeuner entre collègues à l’hôtel. J’ai rapidement compris qu’il fallait prendre les devants si l’atelier que j’anime devait se dérouler convenablement. J’ai donc harcelé le maître d’hôtel pour qu’il reconfigure la pièce qui m’était allouée afin de pouvoir y travailler à 9. Pour les participants (5 hommes et 3 femmes), qui ignoraient presque tout du programme d’études, le guide et les critères d’évaluation que je les ai fait découvrir étaient comme une manne tombée du ciel.
Les séances de travail terminées, je suis allé à pied en ville au Petit Séminaire de Québec (qui date de la fondation de la ville au XVIIe siècle) où on était attendu pour un cocktail. C’est une école dont le personnel laïc a fini par écarter les prêtres de la direction il y a seulement sept ans. Son proviseur, cependant, était prêtre, mais habillé en civil. À notre intention, avec une grande courtoisie, il s’est lancé dans l’historique de son établissement austère et reluisant de propreté. On nous a montré la salle des prêtres avec ses portraits de tous les archevêques depuis Laval ainsi que sa véranda qui domine le fleuve d’où ils ont dû regarder bien des navires se mettre à quai ou partir pour l’Amérique et l’Europe, probablement tout en culpabilisant de s’imaginer embarquer sur l’une d’elles pour fuir vers des contrées plus civilisées et plus tempérées.
Le soir, le groupe d’animateurs est allé manger dans un restaurant de la rue Saint-Louis. À ma table se trouvait une femme venue de Floride qui, tel un lézard satisfait, gobait ce qu’il y avait dans son assiette. À côté d’elle, un Canadien enjoué qui roulait des yeux et allongeait son accentuation tonique en nous racontant les séances de l’atelier relationnel pour hommes dont il faisait partie. Il débordait d’émotion à ce sujet. Ensuite l’autre animateur masculin, un Français nord-américanisé, parla avec une candeur étonnante de la relation difficile qu’il avait eue avec sa fille quand elle était adolescente. On a tous été touchés par ses paroles. Pour répondre à sa franchise, le Canadien a dit combien c’était difficile pour la plupart des hommes ne serait-ce que d’évoquer leurs propres émotions. Je n’aurais pas su par où commencer pour contribuer à cette conversation. J’avais envie de me moquer de leur effusion émotionnelle en disant qu’elle me semblait caractéristique du mâle nord-américain, mais sagement je me suis tu. Mais ces hommes voient juste, je l’admets. Ma contribution à la soirée consista – comme d’habitude – en anecdotes et plaisanteries.
Devant le choix de plats proposés, cependant, je n’ai pas tourné autour du pot puisque ce n’était pas moi qui payais. J’ai commandé les huîtres (plus goûteuses que celles de l’autre côté de l’Atlantique) suivies du homard thermidor (trop de sauce au fromage). Pendant ce temps, un fleuve de pluie coulait dans la rue.
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