jeudi 3 septembre, Paris
Pour moi, l’idée de Mitterrand d’organiser un débat télévisé sur la ratification du Traité de Maastricht n’était pas très judicieuse et ne pouvait que nuire à son image. C’était déjà un coup de poker que d’organiser un référendum, il aurait été plus sage de patienter en espérant voir sortir des urnes un « oui. » Mais finalement il s’est très bien défendu – et avec fougue – de sorte que bon nombre de votants changeront sans doute d’avis. Je suis plein d’admiration. Je ne vois pas John Major avoir la présence d’esprit et l’intelligence de débattre comme Mitterrand l’a fait trois heures durant.
jeudi 17 septembre, Paris
De la rame du RER qui m’amène à Roissy, je vois un décor de bâtiments industriels à moitié abandonnés, de vielles choses devenues inutiles en train d’être dégagées par des bulldozers. C’est un déblaiement de terrain au profit de cette merveilleuse économie de services qui, croit-on, va nous sauver la mise.
En face de moi dans la navette qui nous amène au pied de l’avion, un couple qui, à première vue, donne l’image du yuppie à succès qu’on voit dans la pub : tout en boutons et bracelets en or, vêtus de costumes sobres et brandissant les pages roses de la presse financière. De près, cependant, les failles sont visibles – le visage aux traits tirés par l’angoisse, les dents jaunies – et je surprends même le baratin « on y go ! » que l’on attend d’eux. Une espèce sur le déclin. Il y a aussi toute une brochette de Mona Lisa japonaises, le sourire incertain. Et là, au fond du bus, il y a même Charlie Manson habillé en costard, mais qui a bien l’air d’avoir la trouille. Nous voici sur la piste, moi d’un calme extraordinaire, voyageur aguerri – enfin, jusqu’au moment maintenant de la démonstration des consignes de sécurité. Ces masques d’oxygène qui tombent ! Dieu nous vienne en aide si jamais on en arrive là. Sur le siège à côté de moi, un journal avec un gros titre sur le référendum de Maastricht : « Nerves on Edge for French Verdict.* »
Maintenant je prends un café sur la piazza de Covent Garden** après un tour du côté des Cours de Justice du Temple, où je n’avais croisé que de rares avocats en robe et un clochard ou deux sous une couverture à même le trottoir. Ici à Covent Garden, il y a foule : on vient y faire du shopping. J’ai l’impression que personne ici n’est du quartier, l’ambiance est davantage celle d’une galerie commerciale que d’un marché.
Ensuite au London Transport Museum pour une exposition de photos, mais j’y ai surtout regardé les bus et les rames de métro. J’ai inspecté l’intérieur d’un bus que j’ai peut-être connu en tant que passager (un modèle d’une série envoyée à la casse en 1959) et un autre que mon père aurait pu emprunter (mise à la ferraille en 1927). J’ai remonté le temps modèle par modèle jusqu’à l’omnibus tiré par des chevaux au début du XIXème siècle, dans lequel une douzaine de personnes pouvaient s’asseoir face à face dans une toute petite voiture – rien de plus, au fond, qu’une charrette couverte. Depuis, le style a évolué, mais ces deux bancs de sièges qui se regardent sont restés caractéristiques du bus londonien jusqu’à des temps assez récents.
Après ça, je suis allé faire un tour sur le chemin de halage du Grand Union Canal, suivi d’une promenade enchantée le long de la New River jusqu’à Canonbury et un pub sur Canonbury Place où maintenant, dans le jardin, je suis attablé sous un marronnier avec une pinte et The Sun***.

Éparpillés sur l’herbe il y a des marrons qui brillent et des bogues éclatées. J’espère qu’il ne m’en tombera pas un sur la tête. Si Fred était là, nous comparerions les quartiers de Canonbury et de Holland Park. Pour moi c’est plus rural ici et les biens immobiliers y sont tout aussi attractifs. Londres ne cesse de m’émerveiller.
*« Nervosité en attendant le verdict des Français. »
**anciennement le marché de fruits et légumes de Londres.
***la veille, « Black Wednesday », la livre sterling est contrainte de sortir du système monétaire européen, faisant chuter sa valeur et monter en flèche les taux d’intérêts.
lundi 21 septembre, Londres
Ciel du soir gris au-dessus de Heathrow. Je quitte l’Angleterre, comme d’habitude avec un certain soulagement de ne pas avoir à y rester, à y vivre. Grand nombre de ses habitants mènent, me semble-t-il, une vie de chien. Maintenant il décolle ce putain d’avion, ruant comme un mulet. De l’autre côté du hublot, ce que l’on désigne par le nom « aile » est dans tous ses états. En dessous se profile cette configuration indigène que sont les rubans de maisons en brique rouge. Voici le soleil qui apparaît. Tant d’espace ici au-dessus des nuages qu’au moins le pilote n’aurait pas de mal à voir si quelque chose arrive en face. Il me paraît passablement compétent celui-ci, sa voix ne trahissant ni inexpérience ni lassitude.
Au réveil ce matin, je pensais au rendez-vous aujourd’hui avec Robert qui va peut-être m’aider à me tailler une niche dans le monde de l’édition. Cependant, je trouvais ma détermination bien loin du compte. En parler, c’est très facile, mais est-ce que j’ai le cran de le faire ? Est-ce que je veux le faire ? À cette heure matinale, tout ce que je voulais, c’était mener une vie tranquille avec un minimum d’anxiété.
À midi, je suis sorti du métro à South Kensington et ai descendu Old Brompton Road à pied. Ici, dans les années 70, je n’avais jamais fait attention aux mews, je n’avais jamais eu la curiosité de m’aventurer dans les cours de ces anciennes écuries pour tomber sur ces Morgan reluisantes, ces Jaguar modèle E aux roues à rayons argentés tapies dans de discrets garages où les entretiennent des mécanos qui ont fréquenté les meilleures public schools. J’ai poursuivi mon chemin vers Fulham Road, terne et quasi-rurale celle-ci, où j’avais rendez-vous avec Robert. Carré, le teint vermeil, en costume gris, il est venu à ma rencontre à l’accueil où je lisais un article sur le « oui, mais » des Français à Maastricht. Nous sommes allés dans un restaurant italien du quartier (qu’est ce qui explique cette connivence entre le monde de l’édition et les restaurants italiens ?) Ce lieu tapissé de miroirs s’est très vite rempli d’écrivains, agents littéraires et éditeurs, tous en tête-à-tête discret, tous connus de Robert. Des alcooliques pour la plupart, me confia-t-il.
Je crois avoir réussi à le convaincre – et moi-même aussi – que l’idée d’établir une base de données de diaristes et tenter d’acquérir les droits et autorisations à publier un jour leurs journaux en est une bonne. Il me resterait à persuader un éditeur de me rémunérer pour acquérir les droits à publication de journaux qui pourraient un jour devenir des succès de librairie. Il m’a donné les noms de quelques confrères qui me prêteraient peut-être une oreille. Quand je lui ai dit que je tenais un journal moi-même, il ne s’est pas montré curieux d’en savoir plus. Il n’a aucune conversation, Robert, je me demande comment il arrive à s’entendre avec les écrivains qu’il publie lors de ses déjeuners littéraires. Je l’ennuyais peut-être car tout d’un coup il semblait pressé d’écourter notre rencontre. Nous nous sommes serré la main et nous sommes quittés pour nous rendre, chacun de son côté, à Heathrow, lui dans un taxi dans lequel il avait généreusement proposé de m’emmener, avant de changer d’avis, moi, pressé maintenant, en métro en passant par Maida Vale pour prendre mes bagages, soucieux de ne pas rater mon avion. Finalement, je suis arrivé à l’aéroport une demi-heure avant l’embarquement et me suis enregistré en moins d’une minute.
De retour à la maison, je retrouve Carole en mode efficace et dynamique, ce pourquoi je l’aime encore plus.
mardi 22 septembre, Paris
Je commence la journée par écrire la fin du chapitre dix de mon roman. J’aime écrire les dialogues, ça me vient assez facilement, mais j’ai des réserves quant à les utiliser comme élément formel dans ce qui se présente au lecteur comme un journal personnel. Au fond, quand j’écris, ce qui me gêne, c’est cette impulsion à vouloir tromper le lecteur. Aujourd’hui, on ne veut plus être trompé (ni par nos dirigeants, ni par les médias.) Nous ne tenons pas non plus à ce que les romanciers nous mentent. Et bien que ça me plaise d’écrire des histoires, de fabriquer des mensonges sur papier, j’ai l’impression que ce sont les parties les moins réussies de mon récit. Mais même quand j’essaie de ne pas mentir, je finis par le faire parce que, tout simplement, ça me paraît plus amusant. Ou plutôt, c’est ce qu’on attend de moi en tant que conteur. Ainsi, j’ai l’impression d’être pris au piège, de ne pouvoir vraiment capter ce qui est à la fois vital et honnête, pour le transcrire.
mercredi 23 septembre, Paris
Les tirages des photos que j’ai prises avec le nouvel appareil le mois dernier à Londres sont décevants. Pourquoi ? Parce que ce que j’ai photographié ne correspond pas à ce que j’ai vu. Dans les photographies, une rue n’est qu’une rue, une devanture de magasin qu’une devanture de magasin. Ce qui manque c’est la surprise de la découverte et ce que j’ai ressenti in situ. Il manque surtout le désir que j’ai projeté dans le sujet. C’est quoi, au fait, le sujet de la plupart des photos que j’ai prises ? Pas évident. Cherchais-je à saisir une impression générale simplement pour garder une preuve que le sujet existe ? Première leçon, donc : choisir un sujet et savoir pourquoi tu l’as choisi. L’objet inanimé – la rue, l’immeuble, le pub – résiste implacablement à mon désir de le photographier. En définitive, pour qu’une image soit vraiment réussie, elle doit avoir pour sujet un être humain et celui-ci doit avoir envie d’être photographié autant que le photographe désire photographier. Ainsi l’image photographique a une dynamique, c’est une rencontre entre deux désirs. Plus j’y pense, plus j’estime que quand le voyeur rencontre l’exhibitionniste, les deux sont aux anges. Dans ce cas de figure, la photographie n’est ni arrière-pensée ni gadget esthétique, elle est indispensable au plaisir du photographe et de celui de son sujet.
À la télévision, j’ai regardé « Newsnight » sur la crise monétaire européenne. Les Britanniques réagissent comme si la Bundesbank les a snobés. Personne ne veut admettre que les Allemands ont manqué de soutenir la livre sterling parce qu’elle est surévaluée. Au lieu de cela ils voient le soutien allemand d’un franc français robuste comme une espèce de trahison. On n’entend que les discours à caractère nationaliste où le problème n’est pas perçu sous un angle économique mais en termes de stéréotypes nationaux. Cette union de l’Europe qui paraissait, il y seulement quelques semaines, si objective, si rationnelle, se fissure soudainement sous la pression de la mentalité subjective et irrationnelle de ses citoyens. Ce que les Britanniques ne digèrent pas, refusent de reconnaître même, c’est leur relégation au niveau inférieur d’une Europe à deux vitesses sous la coupe des économies de l’Allemagne et la France. Que cette crise survienne à cause d’une question monétaire montre clairement que la Communauté s’est préoccupée jusqu’à présent d’harmonie économique sans prêter attention aux problèmes économiques et sociaux des Européens. Ce n’est pas mon propre constat, c’est ce que disent des gens qui actuellement trouvent une voix pour exprimer des idées sur « l’Europe » qu’ils n’ont jamais pu formuler auparavant. Nous nous rappelons à nous-mêmes peut-être que nous sommes capables de se faire la guerre. À mon sens, l’actuel fond de chauvinisme en Grande-Bretagne est l’écho de la dernière fois où nous l’avons faite.
billet précédent, Août 1992, suite le 15 octobre
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