Août 1992

jeudi 6 août, Paris

          Cet après-midi, j’ai pris mon tapis et mes revues de presse littéraire, et je suis allé au parc à pied. Les lieux sont quasiment déserts, seulement par ci par là des parents avec leur bébé et quelques femmes mûres prenant un bain de soleil seins nus. Étendu sur mon tapis, j’essayais de penser à autre chose que l’écriture de mon roman. Puis j’ai bu une bière au café en plein air tout en contemplant la vue sur Paris. Une demi-douzaine de peintres étaient consciencieusement à l’œuvre pour la capter. Je me suis contenté de cartographier des yeux la vue et le parc désert. Le soleil s’abattait sur la scène dans toute sa futilité aoûtienne. Il n’y a pas si longtemps, je me serais extasié, ému par ce panorama splendide et ce contraste entre la luminosité étincelante et les ombres profondes sous les arbres qui me rappelaient d’autres journées estivales d’antan. Mais maintenant que je vois si clair dans ce que j’ai à faire, je suis vivement conscient que cette journée radieuse appartient désormais à un stock décroissant de jours jusqu’à celui (dans pas très longtemps vu la vitesse grand V à laquelle le temps s’écoule pour moi), où je serai assis sur un banc, comme l’est ce vieux monsieur là-bas, en proie aux tremblements de l’âge et ne sachant que diable faire de moi-même.

vendredi 7 août, Paris

          Toute la matinée et le plus clair de l’après-midi, j’ai travaillé sur un récit qui sonne faux à mes oreilles. En résumé, ma méthode consiste en : « et puis, et puis, et puis… » Avec cette méthode – si on peut l’appeler ainsi – la compréhension des motivations des personnages fait sérieusement défaut et l’intrigue ne cesse de tomber dans le stéréotypé.

          Quand j’émerge de l’appartement à 18h, je suis fauché par une chaleur intense et moite. En arrivant au Printemps à la recherche d’un cadeau pour bébé d’un an, j’étais inondé de sueur. Ce grand magasin est rigoureusement climatisé. Les vendeurs s’apprêtaient à boucler leur journée. Ils sont vraiment très surveillés ici et probablement aussi sérieusement sous-payés, mais à bien les écouter rouspéter entre eux, on comprend qu’ils n’échangeraient leur place pour rien au monde. Le commerce florissant de ce genre de magasin de luxe repose à la fois sur le snobisme et le masochisme du personnel.

          J’ai acheté une sorte de toupie plutôt haut de gamme pour Teddy que j’ai portée dans son emballage chic jusque tout en haut de la rue de Rome. J’aurais dû mettre un short, non pas ma chemise en soie noire et mon pantalon turquoise clair, car il faisait diaboliquement chaud et étouffant. Quand je suis arrivé chez Ben et Sarah, le petit garçon était sur le balcon dans sa chaise haute. Je l’ai aidé à ouvrir son cadeau. C’est un bébé costaud aux cheveux couleur paille. Il ressemble comme deux gouttes d’eau à son grand-père. Depuis le nouveau bureau de Ben, on entendait le bourdonnement d’une imprimante Amstrad. C’est sa toute dernière traduction d’un roman policier de Léo Mallet qu’il imprimait, corrigée et abrégée par Barbara [Bray] d’une façon on ne peut plus concise*. Elle remplace par une simple ligne des paragraphes entiers de sa version à lui. J’avais aussi apporté une bouteille de champagne que nous avons bue dehors sur le balcon. Pendant qu’on mangeait les côtes de porc que Ben avait fait griller au barbecue, des éclairs de chaleur zébraient le ciel, en zigzag et en nappes, et bientôt des gouttes de la taille d’une balle de golf se sont mises à tomber, nous forçant à nous réfugier à l’intérieur.

          Encouragé par Ben, je lui ai expliqué en détail l’avancement de mon écriture de « Nadia Days » et comment je voyais la suite. Tout en parlant, j’étais conscient – comme d’habitude – que peut-être tout simplement je me complais dans une forme sophistiquée de chimère.

*Il s’agissait de L’Envahissant cadavre de la plaine Monceau

jeudi 13 août, Canterbury

          Il a tout bonnement flotté du matin au soir de sorte que nous avons vu le sud de l’Angleterre, du Kent au Devon, à travers un rideau de brume et de crachin, derrière les essuie-glaces. Je m’étais imaginé une route nationale avec ses villages et ses pubs (comme dans mes souvenirs de la fin des années 60) mais, bien entendu, le réseau routier ayant évolué depuis, ce sont maintenant des autoroutes ou des quatre-voies pour la plupart. Nous avons fait une halte à Stonehenge afin de montrer aux enfants les mégalithes. On en a fait le tour à pied – et à distance – moi qui avais pensé, naïvement, qu’il serait toujours possible de simplement garer la voiture au bord de la route et traverser un champ pour aller toucher les pierres. Guide du site en main, parapluies arc-boutés contre un crachin rabattu par le vent, j’ai eu vite fait de dissiper les idées fausses et clichés que j’entretenais au sujet de sa construction et de sa fonction.

          Prochaine halte, Exeter, où il pleuvait encore plus fort. À l’instar des voyageurs à l’époque victorienne, nous avons commencé par visiter le lieu sacré principal : sa Cathédrale. L’intérieur a été entièrement restauré (à grand coût sans doute car il y a des panneaux bien en vue demandant à chaque visiteur adulte de contribuer au moins 1£ à son entretien.) Ce que je n’ai pas fait, mais sortant dans la Grande Rue piétonnisée avec ses lieux de commerce sacro-saints (C&A, Boots, Mothercare…) il m’est venu à l’esprit que l’Église devrait penser à raviver le lien ancien entre Commerce et Culte en hébergeant au sein de ses cathédrales des centres commerciaux. Je veux dire, pourquoi pas louer la Cathédrale d’Exeter à la chaîne Tesco et ainsi permettre aux touristes de faire d’une pierre deux coups sous un même toit où l’on trouverait tout, du vitrail à l’ail ? Comme de bien entendu, nous avons fini dans un salon de thé pour prendre un goûter et profiter des toilettes.

          Nous sommes enfin arrivés à notre destination où il pleuvait toujours et où la table était déjà mise pour le dîner. Ma marraine n’a pas cessé de parler depuis le moment où nous sommes arrivés jusqu’à celui où, après quelques tentatives infructueuses de ma part, j’ai réussi à nous laisser monter vers les lits que nous attendions avec grande impatience. Tôt dans la soirée, Oncle Will, me prenant à part, m’a emmené loin des femmes pour une conversation entre hommes dans son domaine, au sous-sol. May a vraiment une logorrhée chronique (consultant le dictionnaire pour savoir comment l’épeler, je note en passant que « diarrhée » vient après « diariste » !) Elle ne pose aucune question, raconte tout dans le moindre détail et n’écoute pas quand on parvient, enfin, à en placer une.

samedi 22 août, Londres

« Finch’s » vu d’Elgin Crescent, W11, août 1992

          Je suis au pub Finch’s sur Portobello Road, en compagnie du journal de Pepys et le Daily Mirror de ce jour. Le tabloïd est plein de « photos de vacances de Fergie et Johnny » – la série entière de celles prises récemment à Saint-Tropez par un paparazzi muni d’un objectif télescopique extrêmement puissant. La légende de chacune des photos enfonce un clou dans le cercueil de la Duchesse d’York, la stigmatisant sur tous les fronts : épouse infidèle, mère absente, membre de la famille royale déloyale. On lui reproche même sa cellulite. On a rarement vu la presse britannique tomber si bas. De son côté, Pepys ne pense qu’à Lady Castlemaine, maîtresse du moment du Roi. Son enthousiasme pour sa beauté, cependant, ne s’exprime que dans les pages de son journal. Voici l’un des avantages de notre pratique commune très privée : elle nous permet de nous révéler à nous-mêmes – un jour peut-être à d’autres – la fausse monnaie que nous mettons en circulation dans notre vie quotidienne.

          En revanche, que Charles II soit épris de Lady Castlemaine n’est un secret pour personne – sauf peut-être pour la Reine elle-même. Pauvre Catherine de Bragance, on l’a fait venir de son Portugal lointain pour la marier à un roi avec qui elle ne partage ni la langue ni le lit. De nos jours les membres de notre famille royale sont, à nos yeux, infidèles et indélicats – comme en témoigne Fergie dans les pages de The Mirror – mais comparés à Charles Stuart ce sont des anges. Chose curieuse, je vois que la boisson la plus consommée dans ce pub est la bière de la brasserie Castlemaine.

          Fred arrive avec The Independent, s’assoit et l’ouvre à la page des notices nécrologiques comme d’autres le feraient à la page des actualités sportives. On est de l’avis tous les deux que c’est frustrant de ne pas apprendre, dans la plupart des cas, de quoi sont morts les gens. J’ai proposé des symboles : un verre vide pour une mort due à l’alcool, une corde à nœud coulant pour un suicide, un crabe pour ceux emportés par un cancer…

dimanche 23 août, Londres

          Debout sur la terrasse du pub The Crabtree à Fulham, où il faisait vraiment un peu frisquet pour s’attabler ce midi, j’ai contemplé la Tamise. En amont, comme en aval, pas la moindre embarcation en vue. En revanche, sur la grève, découvert par la marée basse, un éparpillement de biens de consommation durables abimés et rouillés. Quel désenchantement ! J’avais tellement eu envie d’être au bord du fleuve et de communier avec lui. Dans le journal de Pepys de ce jour, je lis qu’il s’est frayé un chemin à travers la foule pour atteindre la terrasse de Banqueting House [la Maison des Banquets] d’où la vue sur le fleuve lui permettrait de bien voir l’arrivée de Hampton Court du Roi accompagné de sa nouvelle Reine*. Cependant il y avait sur l’eau tant de barques et autres embarcations, qu’il ne voyait ni le fleuve, ni même le Roi et la Reine. Aucune espèce de difficulté cependant à apercevoir Lady Castlemaine sur un balcon tout près. À vrai dire, il « se gorge » de poser son regard sur elle. J’aime vraiment beaucoup son emploi de ce verbe-là car il décrit bien ce que j’aurais fait en pareille circonstance. Pepys note qu’en dehors des salutations de courtoisie, le Roi et sa maîtresse feignent de s’ignorer mais tout en câlinant, à tour de rôle devant la foule, leur nouveau-né. Le diariste observe qu’elle « descend parmi la populace » pour secourir un enfant blessé dans l’effondrement d’un échafaudage et il est plein d’admiration pour ce beau geste. Épris d’elle, il suit du regard ses moindres agissements jusqu’à ce que le « show » soit terminé et, « jamais lassé de la regarder », se résigne enfin à s’en aller. Il y a sans doute aujourd’hui des spectateurs qui diraient la même chose de Lady Di. Une fois encore je fais la constatation que Pepys est surtout un diariste visuel, il décrit ce qu’il voit, pas souvent ce qu’il entend. Comme font la plupart des diaristes, n’est-ce pas ? Sans doute. Un diariste auditif, cependant, me vient tout de suite à l’esprit : le dramaturge Joe Orton**. Lui avait le don enviable de pouvoir restituer avec exactitude et la voix et le ton. Oui, Pepys est bel et bien un visuel. He peeps (il regarde), c’est un peeper (un voyeur). Itou !

*Journal de Samuel Pepys, Mercure de France. Diary of Samuel Pepys, Aug 23, 1662

**The Orton Diaries, Methuen, 1986

billet précédent, Juillet 1992, suite le 15 septembre

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