mercredi 1er juillet, Paris
Je viens poster la pile de courriers que je prépare depuis quelques jours. On ne fait plus la queue désormais à la poste : on prend un ticket numéroté, on s’assoit et on attend son tour. C’était comme une salle d’embarquement d’aéroport là-dedans avec au moins une trentaine de personnes, assises ou debout, un œil sur les numéros qui s’affichent, l’autre rivé à un écran de télévision où passe une rediffusion des jeux olympiques d’hiver d’Albertville. C’est mieux, je suppose, que de se demander anxieusement si on a choisi la bonne file d’attente.
Ce soir, je vais à la Salle omnisports de Bercy pour le concert de Bo Diddley, Jerry Lee Lewis et Chuck Berry. La salle n’est qu’à moitié remplie de fans depuis les 20 jusqu’aux 50 ans et plus. Bo Diddley attaque, il chauffe le public, pas en chantant ni par sa dextérité à la guitare, juste en raclant l’instrument. La charge d’énergie m’a traversé, ça faisait du bien à tout le monde. C’est ça, le stimulant dont j’ai besoin pour rajeunir un peu (même si c’est un sexagénaire qui joue). J’étais impatient de voir surtout Chuck Berry, mais au final c’est Jerry Lee Lewis qui a éclipsé les deux autres. Son numéro, il le maîtrisait parfaitement et, sans aller jusqu’au bout d’un morceau très connu, enchaînait aussitôt avec un autre. Beaucoup de charisme mais raide comme une planche. Debout à son piano, tout juste un semblant de tortillement des hanches, mais un corset, ou peut-être une arthrite, ont eu raison de ses tentatives. N’empêche qu’avec lui les rockeurs tatoués en jeans se trémoussaient dans les allées, alors que Chuck Berry ne les a jamais fait quitter leur siège. Manifestement il était mal préparé et, de surcroît, a refroidi son public en menaçant d’interrompre le spectacle si une caméra-vidéo n’était pas retirée de la salle. Après quoi il n’a pas regagné le public, ce qui m’a affreusement déçu car ce sont ses chansons à lui que j’aime le plus. Pour clore le spectacle, il a fait un bœuf avec Jerry Lee Lewis, inclinant respectueusement devant lui son long corps mince (c’est de loin le plus agile des trois musiciens), mais pour ensuite l’éclipser, prenant place au piano où il a démontré que lui aussi savait en jouer en virtuose, avant de passer sa guitare à Jerry Lee, dont le pauvre homme ne savait que faire à part la gratter.
lundi 6 juillet, Paris
Comment décrire ces pensées, ces sentiments qui m’assaillent ce matin au réveil ? Ils sont de ceux qui peut-être ne sont jamais énoncés dans le cours d’une vie, les anxiétés secrètes qui nous accompagnent jusqu’à la tombe, faisant de notre vie une énigme pour les autres, même celle des plus bavards et extrovertis d’entre nous. Il me semble que nous ne pouvons mettre en mots ces pensées ou partager ces sentiments parce qu’ils relèvent de ce qui incite à se détruire, que Lacan appelle notre Désir, avec un grand D. Cela relève de comment va notre vie malgré nous et non comme nous croyons ou aimerions qu’elle se passe. Il y a là tant de pistes sombres que le destin peut nous faire emprunter.
Maintenant, assis dans le train, mes tentatives pour retrouver ces pensées ténébreuses sont sérieusement compromises par la roucoulade et grattement de guitare d’un groupe de musiciens ambulants offrant aux passagers de la rame un « divertissement. » Je suis en mode fuite, ne veux avoir de commerce avec personne, veux me sauver et ne jamais revenir. À l’institut, le sentiment est encore plus vif. J’ai rendu mes notes, j’ai dit des au revoir hâtifs aux uns et aux autres, et j’ai déguerpi vite fait. Je suis comme le criminel obligé de temps à autre de changer de planque. Mais peu importe, quelque chose en moi m’impose de brûler les ponts derrière moi, et passer à autre chose, autre part.
lundi 13 juillet, La Tranche-sur-mer, Vendée
Je me suis baigné dans la mer pour la première fois de l’année. J’ai nagé cap au large, me sentant nettement plus décrépit qu’il y a seulement deux ou trois ans – quand j’avais encore la ligne, avant que mes articulations ne commencent à me faire souffrir. Attention, bonhomme : ne t’imagine pas que tu vas retrouver ta forme d’antan ! Avec l’âge, ça devient plus difficile de changer. Ça je le comprends aujourd’hui, avant je ne l’avais jamais compris. Quand je suis sorti de l’eau, pourtant, j’étais à la fois radieux et serein. Je suis rentré à la maison à pied à travers la ville, m’arrêtant chez le poissonnier pour acheter ses dernières crevettes, ensuite à une table de la terrasse de l’Hôtel Atlantique où on m’a apporté une bière et j’ai sorti mon calepin pour écrire.
Au crépuscule, nous nous sommes promenés, Jimmy et moi, en suivant un parcours local que je l’ai laissé choisir. Un crachin très léger tombait et dans les jardins maraîchers aux abords de la ville, nous nous sommes accroupis pour regarder de près les escargots et les limaces qui se traînaient sur la terre humide. Un moment privilégié pour moi : j’aime partager avec lui mon enthousiasme pour les balades à pied et pour l’observation tranquille.
Allé plus tard, avec Carole, au cinéma qui n’était qu’à moitié plein, voir Basic Instinct. J’ai trouvé le film très mauvais, et détestable son idéologie réactionnaire. Il se peut que le film cherche sciemment à choquer le groupe d’âge auquel désormais j’appartiens car, si vous avez vingt ans, vous le trouverez génial. Ce qui me déplaît, c’est que ce film fait table rase d’un siècle de science psychologique. Les mobiles des personnages qui commettent les crimes les plus abominables restent un mystère. Quelqu’un égorge tous les membres de sa famille. Pourquoi ? « Parce qu’il y avait un rasoir qui traînait par là. » L’héroïne, une belle blonde aux yeux bleus qui incarne le rêve américain (attirante, riche, romancière à succès) assassine ses amants – mais aussi quiconque l’approche de trop près – avec un pic à glace. Pourquoi ? Eh bien, personne ne le sait vraiment, mais elle est méchante c’est clair, gardez vos distances, elle est nocive (« a bitch [une garce] » si ce n’est « a witch [une sorcière] ». Alors que les femmes, dans ce film – en plus de séduire et réussir – sont prédatrices et dominent au lit (elles ligotent les hommes), aussi à l’aise dans des rencontres hétérosexuelles qu’homosexuelles, les hommes, eux, ont bien peu pour plaire. Ils sont alcooliques, accros au travail et misogynes, et pensent que les étrangers, par exemple, et surtout les psychologues, devraient être raflés et exécutés. En tant que thriller policier, pas une once de la subtilité ou du suspense qu’il y a dans les films – même le pire – d’Hitchcock. Et les scènes de cul sont insipides.
mercredi 22 juillet, La Tranche-sur-mer, Vendée
Une matinée productive sur le roman, écrivant avec facilité mais dans un style narratif conventionnel qui, malheureusement, n’atteint pas les sommets de la prose inventive et pyrotechnique qui souvent s’écrit dans ma tête.
J’ai passé l’après-midi en compagnie de Jimmy. Nous avons d’abord consommé un hamburger qu’il a englouti avec un plaisir immense avant de s’essayer aux jeux électroniques. Il a vite compris comment manipuler les boutons qui permettaient à Astérix de flanquer des gnons à une légion de Romains lourdement armés. Quand ce fut mon tour, j’étais incapable de me concentrer sur ce qu’activaient plus de deux boutons à la fois. C’est ainsi que, par ma faute, Obélix s’est retrouvé assommé pour le compte par les armes romaines. Le fils de nos voisins ici possède un « Game Boy » et Jimmy ne laisse passer aucune occasion d’y jouer. Ça agace tous les adultes ici qui le regardent assis sur le mur mitoyen, penché sur ce jouet et complètement insensible à toute autre source de stimulation.
mercredi 29 juillet, La Tranche-sur-mer, Vendée
Il fait extrêmement chaud, pas un pet de vent. Quand je suis arrivé à la plage le sable était tellement chaud que j’ai dû courir vite jusqu’au bord de l’eau. Même à 14h, il n’y avait presque personne. J’ai rejoint Carole, allongée à l’ombre dans son maillot une pièce noir, en train de lire un bouquin, alors que Fred, debout au bord de l’eau, les mains sur les hanches, regardait la mer par-dessous la visière de sa casquette de baseball. J’en porte une aussi (celle que m’a offerte Lenny et que je pensais ne jamais mettre.) Nous prend-t-on pour des Américains ? J’ai l’impression que chaque jour mes cheveux blanchissent un peu plus.

Sur la plage, j’ai lu The Quincunx de Charles Palliser. J’apprécie surtout ses descriptions de voyages en diligence sur les routes à péage aux premières décennies du XIXème siècle. Palliser a le talent de nous faire visualiser l’Angleterre de l’époque. Bizarrement, c’est comme si ce monde m’était familier, on dirait que ça me touche au corps parce que c’était le vécu de mes ancêtres. Il faisait trop chaud, cependant, pour lire longtemps. Je n’arrêtais pas d’entrer dans la mer tiède avec l’espoir de me rafraîchir. Dérivant sans but sur la planche de surf de Jimmy, réfléchissant à comment choisir dans mon journal la matière sur laquelle construire mon roman, l’idée m’est venue de me servir uniquement des entrées pour les jours où je suis allé me faire coiffer par Nadia. Quoi de plus arbitraire du point de vue chronologique mais aussi cohérent du point de vue thématique ? Du coup, un nouveau titre m’est venu en tête : « Nadia Days ». On verra…
À 19h encore, alors que nous prenions un apéritif prolongé à la terrasse de l’Hôtel Atlantique, la chaleur était prodigieuse. Notre table était jonchée de verres et de cosses de cacahuètes. Les enfants nous réclamaient des sous pour acheter du bubble-gum au distributeur. Aux tables voisines, des familles anglaises mangeaient tôt un dîner de pommes-frites. Leur marmaille aux cheveux roux et à la peau roussie par le soleil n’arrêtait pas, en balançant les jambes, de donner des coups de pieds dans notre table, se disputant les petits parasols piqués dans les glaces. Je me suis acheté The Independent et Fred et moi nous sommes esclaffés avec une certaine autosatisfaction en y apprenant les pertes des assureurs de la Lloyd’s qui n’ont eu que ce qu’ils méritaient.
Nous avions beau garder toutes les fenêtres ouvertes, il n’y avait pas le moindre souffle d’air. Je n’arrivais pas à m’endormir, me tournant et retournant dans le lit, pensant au texte que j’écris, et à mon impatience de m’y remettre.
billet précédent Juin 1992, suite le 15 août
Vous êtes nouveau lecteur ? Découvrez About, billets précédents, ou encore la version originale en anglais.