mardi 9 juin, Paris
Ce matin, au moment de laisser Emma dans sa salle de classe, elle s’est cramponnée à mes genoux disant qu’elle ne voulait pas me quitter. J’ai essayé de la calmer en lui parlant, de la raisonner même, mais elle est restée accrochée à moi, sans un regard pour sa maîtresse ou ses camarades. Il a fallu finalement que la maîtresse vienne me l’arracher pour que je puisse partir, Emma se donnant en spectacle avec ses hurlements, ce qui a permis aux autres parents d’éprouver un sentiment de supériorité : leurs enfants, eux, ne font pas tant d’histoires !
J’étais de retour à mon bureau avant 9h pour entamer la correction de copies et à 22h30 j’y suis toujours, venant à l’instant de finir ma journée. De temps à autre, pour rompre la monotonie, je pivotais sur mon siège pour regarder longuement le grand plan de Londres accroché au mur. Un frisson de plaisir au ventre, je me perdais dans le labyrinthe des quartiers sud-est, parmi ses rues et ruelles coloriées en blanc, zones habitées en beige, parcs en vert et grands axes routiers jaune et orange. J’aime observer les détails : les terrains de sport avec leur « pavs. », « tennis cts. », « bowling greens » et « gdns. » et puis les cimetières paroissiaux et municipaux*. Jetant un coup d’œil au calendrier suspendu à côté du plan, je lorgnais mon espace de liberté londonienne, là, en plein milieu de ce mois, dans moins d’une semaine maintenant.

Punaisé à côté du plan se trouve aussi le tableau établi par mon père où figurent les noms de mes ancêtres masculins depuis 1550. Moi je suis le douzième de la lignée. Suis-je alors celui dont le destin est de rester sur le banc de touche pendant que d’autres disputent le match ? Ou serai-je appelé in extremis pour sauver l’équipe de la défaite ? Fanatique du cricket dans mon adolescence, je me fantasmais en seul spectateur anglais dans la foule à Brisbane lors de la tournée de l’équipe nationale en Australie. L’équipe anglaise, en grande difficulté et en manque d’un joueur valide, je me trouverais arraché de la foule pour seconder le batteur vedette de l’équipe. J’accomplirais l’exploit de tenir bon toute la journée et la finirais porté en triomphe sur les épaules de mes coéquipiers.
Levant les yeux maintenant vers la colonne de mes onze prédécesseurs, je vois la durée de vie de chacun représentée par une case où mon père, de sa belle écriture, en a inscrit le prénom. En face, une autre colonne égrène les évènements historiques qui ont marqué pour chacun son époque. Une fois de plus je suis curieux d’en savoir davantage sur l’ancêtre le plus éloigné dans le temps, Thomas of Rempstone. Le tableau m’informe qu’il est né à l’époque du Concile de Trente et sera mis en terre peu de temps après le débarquement au Nouveau Monde des Pères Pèlerins. Il voit le jour sous le règne d’Édouard VI, connait ceux de Mary, Elizabeth et James, est en fin de vie quand Charles I accède au trône. Je sors mon atlas et cherche Rempstone sur la ligne de démarcation entre le Nottinghamshire et le Leicestershire. Étonnamment, je n’ai jamais pensé à faire ça auparavant. Le voilà le village, sur une route bien secondaire. Je prends aussitôt la résolution d’aller voir à quoi il ressemble.
*pavillons de cricket, terrain de tennis, terrains gazonnés pour boules, jardins.
dimanche 14 juin, Londres
Je me réveille à 6h du matin avec la gueule de bois. À 7h, nous nous entassons, Jane, les deux garçons et moi, dans la Ford Scorpio clinquante, et Fred met le cap sur Brighton. Nous traversons tranquillement les rues désertes de West London, via Shepherd’s Bush et le pont de Hammersmith puis, au sud de la Tamise, les banlieues bourgeoises cossues de Barnes et Cheam selon toute apparence imperméables à la récession économique. C’est un joyau de dimanche matin, avec sa promesse d’ensoleillement ininterrompu, d’oisives lectures de la presse du dimanche et, à l’heure du déjeuner, de pintes enivrantes. Avant 8h30, nous étions déjà à Brighton à nous faufiler entre les étals de la brocante près de la gare. Je m’intéresse peu aux vieilleries et soi-disant « antiquités » à vendre et suis rarement tenté d’acheter. Mon attention est davantage attirée par les vendeurs aux bras et jambes bronzés et au baratin facile. Je les envie de ce que j’imagine être l’insouciance de leur mode de vie bohème.
Après le marché, nous sommes descendus sur la plage du côté de Hove pour choisir notre emplacement sur la grève. Nous étions à peine installés que dans un craquement de galets débarque un groupe d’hommes gay*. Les cheveux courts et laqués, chacun avec sa houppette de Tintin, ils portaient baskets volumineux et shorts ou maillots impeccables mettant la forme des fesses en valeur. Tandis qu’on parlait, Fred et moi, Jane, ayant déroulé son tapis, offrait au soleil son corps déjà très bronzé et ne faisait rien d’autre de la journée que reprocher à Fred de ne pas assez surveiller les enfants. Prudemment, j’ai exposé ma peau blanche et flasque aux éléments, non sans remarquer l’aspect variqueux de mes cuisses. Quant à mes pieds et chevilles, je les ai trempés dans l’eau froide de la Manche pour mieux faire circuler le sang et chasser mon mal de tête.
En un rien de temps, la plage regorgeait d’hommes en couple et de femmes seules. J’ai passé le plus clair de mon temps à l’ombre d’un parasol à soigner ma lassitude. La mer n’était pas si froide que ça, et pas mal de gens se sont baignés. Ce qui m’a plu c’était l’ambiance à la fois détendue et cosmopolite. J’étais même tenté d’imaginer, après cette longue journée sur la plage, comment ce serait de vivre ici. À mon initiative, nous sommes allés manger au « Regency » où notre table donnait sur la West Pier [la jetée ouest], aujourd’hui coupée du littoral et délabrée mais qui attire toujours les curieux. J’ai pris la salade de homard, Fred le crabe. Jane n’avait pas faim. Rentrant à Londres au crépuscule, nous sommes passés devant un pub, « The Queen’s Head » dont l’enseigne fraîchement repeinte arborait la tête de Freddy Mercury**. Puis un embouteillage nous a ralenti pendant au moins une heure et nous ne sommes entrés dans Londres qu’à la nuit tombée vers 22h30.
De retour chez Fred et Jane, j’ai appris en écoutant la radio française la disparition, vendredi dernier, de Serge Daney – mort du Sida, lui aussi***. Ce fut un choc pour moi. J’espère qu’au moins sa mort servira à le faire reconnaître comme un des intellectuels français les plus importants de ces dernières années.
*Brighton avait la réputation d’être la capitale gay du R-U. **le chanteur du groupe Queen meurt en novembre 1991. ***lire mon enthousiasme pour le journalisme de Daney dans l’entrée du 28 mai.
mardi 16 juin, Londres
Tôt ce matin sous un ciel chargé, un vent frais agitant le feuillage des platanes dans Bunhill Fields, je scrutais à travers un grillage de clôture les grandes pierres tombales de Daniel Defoe et de William Blake, voisins en ce lieu. Tous deux morts à soixante-dix ans – tout comme Samuel Pepys. Le premier est mort dans l’affliction et sans oraison funèbre, le deuxième s’est éteint chantant les louanges du ciel. Compagnons dans la mort, se seraient-ils appréciés dans la vie ? Au cimetière, nul ne sait jamais en quelle compagnie reposeront ses restes, sort tout à fait approprié donc aux chambouleurs d’usages et preneurs de risques, tels que Defoe et Blake. Quant à Pepys, conformiste en tout sauf la teneur de ses écrits privés, il est douillettement enterré dans l’église de sa paroisse, à l’abri de la pluie et, dans l’avenir prévisible, protégé contre les ambitions de promoteurs immobiliers et autres urbanistes*.
Sur ces champs à Bunhill, on se trouvait donc autrefois en territoire non-conformiste**. Le plan de ville de John Rocque (plus ou moins contemporain à la mise en terre ici de Defoe) montre un large couloir de terrain hors les murs de Londres connu sous le nom de « moor gate » [la porte de la lande] qui n’était pas constructible, étant gorgé d’eau. Jouxtant le marché de la viande en gros de Smithfield, il devient un dépotoir de carcasses de bêtes et aussi, quand le concept de purgatoire est enfin abandonné, des restes de ceux en attente de résurrection dans les ossuaires encombrés de la Cathédrale Saint-Paul. Ensuite en 1665, comme le rapporte Defoe lui-même, les victimes de la peste sont éloignées de la City, au-delà des murs, et confinées dans la maison des pestiférés. À leur mort, elles sont jetées dans les fossés nouvellement creusés par ici. C’est ainsi que cet endroit devient le Golgotha de Londres, son « lieu du crâne » [son « bone-hill » = Bunhill]. Dorénavant cette zone d’exclusion, au-delà de l’enceinte de l’asile de « Bedlam » mais à portée des cris de désespoir de ses incarcérés, sera un lieu de refuge pour reprouvés et contestataires de tout poil. Depuis ma table du café qui donne sur le gazon du terrain de bowling de Finsbury Square, où j’attends mon petit-déjeuner d’œufs brouillés sur toast, il n’est vraiment pas facile de visualiser les environs d’autrefois. Ce gazon est tellement dense et tondu à ras qu’on pourrait le prendre pour du synthétique si ce n’était qu’une dizaine de mouettes y arrachent des vers de terre.
De jeunes hommes élégants en costume gris ou bleu, chacun balançant au bout du bras son attaché-case volumineux, convergent vers l’immeuble imposant en face, Triton Court. Au sommet de sa haute tour se dresse Hermès perché sur un globe terrestre. Ils sont certes mieux versés dans l’art de l’image de soi que je ne l’étais, il y a vingt ans, me rendant à mon lieu de travail quelque peu moins grandiose, mais je me reconnais en eux. À l’époque, je ne me voyais pas en conformiste – enfin, sans doute pas plus qu’eux aujourd’hui. J’étais tout simplement ravi d’avoir un vrai emploi d’adulte.
Quand enfin on me sert mon petit-déjeuner, j’ai eu le temps de piger que le prix de chaque œuf brouillé, toast non compris, était de 1,15£. Je me plains auprès de la gérante. « Mon pauv’ Monsieur, » me répond-t-elle, « si vous saviez combien le patron il doit sortir en taxe foncière… » Si je n’avais été aussi affamé, j’aurais pu poursuivre mon chemin au-delà du cimetière et voir le mémorial à un des plus charismatiques des non-conformistes en religion, John Wesley.
À Shoreditch, tout autour de Rivington Street, le promoteur immobilier Stirling Ackroyd a quasiment tout acheté : entrepôts, anciennes ébénisteries, chapelles, voûtes sous le viaduc ferroviaire et commerces. Devant chaque parcelle ou presque, un panneau annonce « Bureaux à vendre/à louer ». Toutes les propriétés acquises ont environ un siècle d’âge et des caractéristiques architecturales à mettre en valeur. Quant aux entrepôts et bureaux du quartier construits dans les années 50, difficile d’adopter la vision esthétique qui justifierait leur conservation. Mais qui sait, dans cinquante ans cet immobilier-là sera peut-être perçu comme très désirable, les rues seront débarrassées de leurs ordures, les arbustes sauvages arrachés des cours des immeubles comme de leur toit, et les tas de déchets pourris enlevés des ruelles, squares et cours aujourd’hui laissés à l’abandon. À midi, du côté du métro Old Street, je suis entré dans un pub appelé « The Old Fountain » qui est sans prétention et prolétaire. À en juger par les cassettes audio qu’on y passe, le tenancier et sa dame sont restés ancrés dans les années 50 d’avant le rock-and-roll.
Ensuite chez Dillon’s dans Gower Street où, en deux heures de temps ce matin, ils ont écoulé leur stock entier du livre à sensation sur la Princesse Diana par Andrew Morton (ses tentatives de suicide, etc.). Puis dans Oxford Street où je me suis laissé happé par une liquidation de gadgets électroniques orchestrée par un jeune homme en blazer qui avait de l’allure et un bagout extraordinaire : « Qui me donne une livre, qui me donne 50 pence ? » disait-il en balançant à ceux dans la foule qui levaient la main un « Game Boy », un « Nintendo » ou une radio. J’étais aspiré là-dedans, me laissant convaincre que j’en sortirais possesseur de l’appât majeur : toute une montagne de matériel électronique. Mais, bien avant que la comédie du choix de l’heureux gagnant n’ait commencé, je suis parti avec la montre bas-de-gamme pour laquelle j’avais misé 2£. Le jeune homme se jouait de nous comme le fait un chat avec une souris acculée. Regagnant la rue, je me suis senti écœuré par ma crédulité.
Plus tard au pub « The Warrington » sur Sutherland Avenue avec Fred, j’ai dévié le cours de notre conversation sur l’architecture et la sociologie pour lui demander s’il n’avait pas une ambition dans la vie. Il a hésité longuement avant de me dire, « Eh bien, je pense que ce serait d’être propriétaire d’une belle maison aux environs de Notting Hill. » Sa réponse m’a déçu. En le sondant un peu, j’ai découvert qu’il regrettait d’avoir eu la vie trop facile, ou plutôt, il regrettait d’être d’une génération qui n’a jamais rencontré d’obstacles. Il m’a dit envier ceux qui ont fait l’armée et la guerre. Pour lui, ceux-là avaient l’esprit de solidarité et des expériences partagées qui nous font défaut. « Je n’ai aucune ambition, » m’a dit-il, « et de toute façon c’est trop tard maintenant. » Pendant qu’il parlait, je regardais attentivement son visage. Comme d’habitude, je n’ai pu croiser son regard, mais cette fois-ci, il avait les yeux d’un vieil homme frêle. Mon « La même chose ? » le ressaisit. « Ce ne serait pas de refus » me dit-il. C’est bien bizarre cette locution, quand on y pense.
*voir le 15 juin, 1991 **les non-conformistes, appelés aussi dissidents, étaient des Protestants qui refusaient de suivre la doctrine de l’Église anglicane.
billet précédent Mai 1992, suite le 15 juillet
Vous êtes nouveau lecteur ? Découvrez About, billets précédents, ou encore la version originale en anglais.