vendredi 1er mai, Londres
Pas de pluie pour une fois, mais un vent bien frais de nord-ouest soufflait alors que Jimmy et moi montions dans le train pour Greenwich. Descendus à Maze Hill, nous avons traversé le parc à pied jusqu’au Maritime Museum. Les pelouses devant l’entrée grouillaient d’écoliers par centaines, avec chapeau de pirate en carton et bandeau noir sur l’œil. Les pirates sont de retour, aux oubliettes les tortues [Ninja] ! Le vénérable Musée Maritime lui-même ne se prive pas de tirer profit de ce nouvel engouement pour Peter Pan. Son exposition « PIRATES » est assortie de toute la marchandise dérivée imaginable, à ras bord de présentoirs à la hauteur de petits pillards. L’exposition en soi est pauvre, surtout parce que, sur les pirates, il n’y a pas grande chose à dire, ils n’étaient pas exactement du genre à documenter leurs activités. Ce qu’on sait d’eux a été en grande partie inventé par des écrivains comme R-L Stevenson.
Ce qui a bien davantage plu à Jimmy, c’est la collection permanente du musée, surtout les bateaux, en vrai et en maquette. Pendant qu’il les regardait, je me suis intéressé aux toiles de William Hodges, le dessinateur qui a accompagné le Capitaine Cook. J’étais fasciné par ses tableaux de paradis dans le Pacifique Sud, idéalisés mais vaguement inquiétants, comme Tahiti, avec ses cimes bien trop hautes et phalliques, avec ses demoiselles à la peau mate languissant au bord d’une mer d’un bleu translucide, à l’air trop dépravé.
Ensuite nous sommes allés au pub « King William IV. » Jimmy voulant jouer aux fléchettes, nous avons fait une partie. Malgré la hauteur de la cible, sa précision était si remarquable qu’il recevait les encouragements d’une tablée d’enivrés dont je n’arrivais pas à saisir les propos tant était fort leur accent et inarticulée leur parole. J’ai compris tout de même qu’ils me poussaient à récompenser royalement Jimmy s’il gagnait la partie. Quand il a réussi à le faire et que, sous la pression des huées de la foule rougeaude, je lui ai remis une misérable pièce de 20 pence, on m’a fait honte de ma radinerie : les hommes sont venus lui glisser des pièces dans la main. Une fois dehors, moi gêné, Jimmy stupéfait, nous avons compté ses « gains ». Il y avait au moins 2£.
Nous avons emprunté le tunnel à piétons sous la Tamise pour prendre le Docklands Light Railway jusqu’au quartier de Canary Wharf. Dans l’ascenseur de la toute nouvelle tour, après une douzaine d’étages (sur 50), Jimmy n’a pas voulu monter plus haut. Nous sommes donc redescendus et en avons fait le tour, laissant glisser nos mains sur l’acier lisse de son revêtement. Il y a des immeubles superbes dans cette partie des Docklands. Même s’ils sont pour l’heure à moitié vides et que les promoteurs font faillite, je partage l’optimisme de ceux qui ont misé sur ce site comme un des moteurs de l’avenir de Londres. Quand je contemple l’étendue des docks, plans d’eau et bassins entre ici et la City et admire les formes imaginatives de nouveaux bâtiments finis ou en construction, quand j’observe les terrains vagues restant à mettre en valeur, je me prends à imaginer la série de ponts qui relieront une rive à l’autre, un bassin à un autre, de sorte que toute la zone des docks sera plus accessible et surtout plus peuplée. Mais pour l’instant, l’échelle et l’ambition du projet dans son ensemble excèdent de loin les besoins de la communauté locale actuelle.
Dans le train sur la ligne de Stratford, sur un coup de tête nous sommes descendus à Bow afin d’aller voir son église et son petit cimetière à l’abri de grands arbres. L’édifice se trouve aujourd’hui isolé au milieu de la Grande Rue, sa pierre à la fois noircie et rongée par les gaz d’échappement de voitures passant de chaque côté. Dans l’environnement urbain terne de l’East End cet îlot est un rescapé de l’Essex bucolique, mais sans doute pas pour longtemps. Après avoir couru pour sauter dans un bus à destination d’Oxford Circus, nous avons pris place à l’étage parmi les écoliers d’origine asiatique, pour la plupart de belles jeunes filles à l’air très digne, portant le foulard et qui, les unes après les autres, descendaient aux arrêts de la Mile End Road rejoindre leur morne cité HLM. Nous avons ainsi parcouru la Mile End Road sur toute sa longueur, traversant Stepney et Whitechapel, passant devant des comptoirs où on vend des huitres et des anguilles en gelée à emporter, et devant l’immeuble qui paraît le plus prospère de tous, « The Blind Beggar » pub – celui-ci jouit toujours sans doute de la notoriété acquise le jour où Ronnie Kray a abattu George Cornell accoudé au bar*. Dans la City, aux alentours de la Banque, on voyait des fenêtres condamnées par des planches ainsi que des immeubles aux vitres soufflées, laissant le mobilier de leurs bureaux exposé aux éléments. Voici donc les dégâts matériels causés par la bombe que l’IRA a fait exploser le soir de l’élection. Arrivés à Oxford Street, nous avons marché jusqu’au grand magasin de jouets, Hamleys, où Jimmy s’est offert quelques pirates Playmobil avec ses « gains ».
*En mars 1966, un des frères Kray, le plus redoutable des gangs londoniens de l’époque, tire à bout portant sur un ancien ami d’enfance qui l’aurait trahi.
jeudi 21 mai, Paris
Pour la séance de l’après-midi avec mes étudiants, j’ai exploité un article du London Evening Standard qui se réjouit de l’information récente donnée par L’Organisation mondiale de la Santé, selon laquelle les Français se trouvent tout en bas du tableau de l’incidence de maladies cardiovasculaires et ceci en dépit de leur penchant pour le foie gras et le confit de canard – et sans doute aussi grâce à leur consommation régulière de vin. Le journaliste en tire triomphalement la conclusion que l’abstinence prônée par les gourous du manger sain (surtout aux US) n’est point judicieuse car un Français mange ce qu’il veut, dont beaucoup de choses censées nuire à sa santé, et vit plus longtemps que les autres – ce qui est vrai semble-t-il surtout dans le Périgord. Quelle ironie !
De retour à la maison, j’allume la télé et vois la Reine, coiffée d’un chapeau bleu ridicule, faire subir aux députés européens le timbre de ses voyelles serrées dans un vocabulaire aussi restreint que son pouvoir. C’est sans doute parce qu’elle voit sa souveraineté menacée qu’elle s’est mis en tête de rappeler aux fédéralistes qu’il existe encore une ou deux monarchies européennes au fond du placard. Ah, quelle merveille de l’entendre énoncer en français quelques phrases guindées soigneusement apprises avant ! À coup sûr, c’est le moins qu’on puisse attendre de quelqu’un qui a bénéficié de cours privés pendant des années.
Ce reportage était suivi d’un documentaire sur Ross Perot, que les sondages donnent pour favori dans la course à la présidence. Ce qu’il a l’air de croire, au fond, c’est que les problèmes de l’Amérique peuvent être résolus par quelqu’un de sa trempe prêt à « retrousser ses manches et se salir les mains. » Malgré un discours qui a des relents de fondamentalisme aussi bien matérialiste que spirituel, il n’est pas à exclure que son franc parler fasse l’affaire et que les autres candidats donnent l’impression de manquer de sincérité et d’efficacité. Si en effet il se présente et se fait élire (j’ai du mal à voir comment le système rendrait cela possible), n’aurait-il pas alors réalisé les prophéties de ceux qui, comme Fukuyama, voient le manager prendre le pas sur l’homme politique ? Si vous savez gérer une entreprise, semble vouloir dire Perot, vous avez les compétences pour gérer un pays. Je pense qu’il se trompe. Je lisais un article sur le livre de Fukuyama* dans le parc pendant que Jimmy et Emma dévalaient encore et encore le toboggan. Je me suis dit qu’ils rayonnaient, jouant ainsi ensemble en toute harmonie et complicité. Comme j’ai de la chance d’avoir ces deux enfants, garçon et fille, en bonne santé, éveillés et beaux !
*La Fin de l’histoire et le dernier homme, 1992
vendredi 22 mai, Paris
J’écris ceci à la tombée du jour regardant par la fenêtre le garagiste d’en face sur le trottoir causant avec ses invités qui, un verre à la main, sont regroupés autour d’une flamboyante « Safrane ». C’est un lancement de modèle qui coïncide avec le départ en retraite du Président de Renault, Raymond Lévy. Bien qu’elle flatte l’œil aujourd’hui, cette nouvelle voiture avec ses formes modernes et aérodynamiques, la voyant passer dans la rue dans vingt ans, sans doute la trouverai-je volumineuse et disgracieuse – à moins qu’elle ne soit destinée à acquérir le charme d’un « véhicule ancien ».

Sur l’Avenue de l’Opéra cet après-midi, j’ai vu passer un autobus d’autrefois, d’un modèle sans doute courant dans les années 50-60. Il avait un air bien carrée et solide – 100% métal pour sûr – et en même temps étriqué. Pas loin derrière, est arrivé le plus récent de la génération des bus accordéon avec son gigantesque pare-brise avant, dont on dirait qu’il va toucher terre. Derrière celui-ci, son prédécesseur, pas autant conçu pour la visibilité et l’optimisation de l’espace intérieur. Ainsi, au-dessous de moi (car je regardais par une fenêtre du dernier étage de la rue Thérèse avant de commencer mon cours), se trouvaient alignées jusqu’à ce que le feu passe au vert, trois générations de bus parisiens.
J’avais déjeuné avec Ben rue Danielle Casanova. Avec son bronzage il était tout beau, mais pensif. Nous avons parlé de la période de sécheresse actuelle et des dangers de s’exposer au soleil. Comme moi, il s’inquiète des effets sur nous et nos enfants de la moindre protection contre les rayons du soleil (pour cause de trou dans la couche d’ozone). Comme moi il a été frappé par l’existence de parcs de loisirs sous coque en Angleterre où on passe un weekend ou des vacances dans un environnement artificiel. Ne serait-ce pas les prototypes des espaces dans lesquels nous vivrons tous bientôt ? Faisons-nous partie des dernières générations à connaître l’air frais et la pluie ? Ce qui nous agace tous les deux c’est de ne pas savoir si nos anxiétés sont légitimes ou alarmistes. Par exemple, faut-il décider, comme l’a dit Ben, d’annuler ses vacances au bord de la mer cet été, ou d’y aller comme si de rien était ?
jeudi 28 mai, Paris
Les observations de Serge Daney dans Libération sur le cinéma et la télévision – sur l’image tout court d’ailleurs – sont si intelligentes qu’elles me procurent un plaisir réellement physique. La perspicacité d’une simple remarque me comble autant que la première bouchée d’un succulent rôti de bœuf. Le cinéma, il en parle au passé car, pour lui, c’est un art en fin de vie qui a cessé de nous émerveiller. Le dernier film à le faire, dit-il, était 2001 de Stanley Kubrick. À son avis, le temps de l’âge adulte du cinéma, c’était fini en 1950. Et le roman alors, il en serait où – sous assistance respiratoire ? Possède-t-il toujours le pouvoir de nous étonner ? La littérature quelle que soit sa forme, a-t-elle encore ce pouvoir-là ? J’ai l’impression que non. Elle n’a que le pouvoir de nous réconforter, comme le coin d’une couverture qu’un enfant porte à ses lèvres. Il y a pourtant des livres qui vous font battre le cœur, ou qui explorent des terres vierges. Le Parfum de Patrick Süskind que j’ai lu avant de m’endormir, est un de ceux-là. Il décrit tout simplement les odeurs du monde dans lequel son héros est né au début du XVIIIème siècle à Paris. Partout une puanteur – depuis les étals d’aliments au Marché des Innocents jusqu’aux sous-vêtements des moines dans leur cloître. Paris tout entier sentait le faisandé !
billet précédent, Avril 1992, suite le 15 juin
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