Avril 1992

jeudi 2 avril, Paris

          La France est impatiente de connaître le nom de son nouveau premier ministre. Édith Cresson aurait présenté sa démission, mais jusqu’ici, pas de successeur annoncé. Ce matin, à la une de Libération : « Et alors ? » Ceci dit, on voit mal un premier ministre démissionner un 1er avril, non? Côté campagne électorale britannique, John Major, campant l’orateur de carrefour, se rend ridicule à haranguer les foules de sa petite voix fluette « Partout où je vais, cette tribune improvisée m’accompagnera ! » clame-t-il. À l’institut ce matin, j’ai parlé aux élèves des chances de Bush de se faire réélire en novembre et, à la banque l’après-midi, j’évoquais celles de Major et de Kinnock au scrutin de la semaine prochaine*.

          La lucidité du petit matin me fait comprendre que, si on cherche bien, je ne suis fait que de peur et de refoulement, ce bon vieux refoulement à la Britannique. Allant au travail, ces pensées matinales me poursuivent. Mes frères voyageurs, ne cachent-ils pas aussi leurs doutes et leurs peurs derrière un masque ? Cette discordance entre l’image que nous affichons et le moi que cette image dissimule, n’est-elle pas au cœur de notre existence de fin de XXème siècle ? J’écris ceci, debout dans le métro, avec le sentiment d’avoir perdu mon point d’ancrage, me demandant où puiser le courage d’assurer mon emploi du temps chargé de ce mois d’avril.

          Maintenant, à 18h, assis au « Père Tranquille » aux Halles devant une bière, je me sens beaucoup mieux. Le bistro commence à se remplir de jeunes habillés en noir, le regard vif. Les conversations sont animées. Ma journée a commencé à s’arranger après mon rendez-vous rue La Fayette avec Nadia, qui m’a coupé les cheveux. Quand je lui ai demandé son avis sur mes cheveux qui s’éclaircissent sur le dessus, elle a confirmé mes soupçons : je vais avoir une tonsure – tout comme mes deux papis. Pour stimuler la repousse, il faut frictionner tous les jours avec une lotion : le salon en a un plein présentoir, c’est sans tarder qu’il faut agir. Mais moi qui ai laissé mon ventre devenir flasque, suis-je assez soucieux de mon apparence pour m’y astreindre ?

*Neil Kinnock (1942- ), leader du parti Travailliste.

mercredi 8 avril, Paris

          Dans les phases ultimes de la campagne électorale, les trois candidats font ce qui leur vient le plus naturellement. John Major visite des usines, faisant des apartés idiots et nous informant que le monde du business n’a confiance que dans les Tories. Neil Kinnock est dehors à parler au peuple, cette fois-ci à l’hôpital. Mais les gens auprès desquels il se penche, s’accroupit et s’allonge, sont ou trop séniles ou trop jeunes pour voter pour lui. Paddy Ashdown* parcourt le pays à bord de son bus de campagne pour rallier les voix écologistes. Ses meilleures occasions de photo du jour, il les a trouvées dans une réserve naturelle, où il a lancé un poisson à un phoque – « Ashdown gets the seal** of approval » et sur une baie en Cornouaille, où il a fait des ricochets dans l’eau avec des galets. À mes yeux, ce sont tous des losers mais Kinnock moins que les deux autres.

          Bavardant avec ma collègue indienne à la banque, je découvre que son mari est romancier. Son troisième livre sortira bientôt en traduction française. Je lui demande comment il s’en sort financièrement. « Il est à ma charge, » me répond-elle, « il aime tant écrire qu’il ne veut pas travailler. » Elle a même quelqu’un qui vient faire le ménage et la cuisine. Je lui demande si elle a des enfants. « Non ! » dit-elle, « j’aimerais bien en avoir mais je ne peux pas me permettre de ne plus travailler. » Eh bien, voilà comment réussir à écrire quelque chose : être totalement égoïste !

*Paddy Ashdown (1941-2018), leader du parti Liberal Democrat. **seal : le mot signifie un phoque, comme aussi un sceau (ici, d’approbation).

vendredi 10 avril, Paris

          À 7 heures du matin, avant de partir pour l’institut, j’ai regardé cinq minutes d’infos à la télé – assez pour être à la fois surpris et irrité de voir John Major faisant de grands sourires. Pourquoi m’est-il si antipathique ? Sans doute parce qu’il est coulé dans le même moule que mes ancêtres paternels, à savoir, expert-comptable originaire des banlieues londoniennes du Surrey.

          Heureusement mes élèves avaient à plancher sur un test TOEFL, donc je n’avais qu’à m’asseoir à mon bureau et les surveiller pendant qu’ils transpiraient sur leur copie. La lumière du soleil inondait la salle blanche à travers ses hautes fenêtres.

          Place des Vosges : midi. Je viens de flâner dans le Marais par des rues que je ne connais pas du tout ou à peine. J’ai remonté la rue du Temple, exploré des ruelles donnant sur la rue de Bretagne, descendu la rue de Turenne et ai fini par gagner la Place où maintenant je suis assis à l’ombre d’une colonnade aux piliers massifs en train de manger une salade au bacon et Roquefort.

Place des Vosges

Ce que je trouve de plus surprenant dans ce quartier c’est le contraste entre le chic et le rustique : voici des boutiques vendant des maroquineries de créateur de mode, des galeries d’art et des hôtels particuliers du XVIIIème siècle soigneusement ravalés, mais aussi des ateliers de réparateurs et d’artisans de toutes sortes, des bazars, de vieux cafés au comptoir de zinc et des épiceries d’autrefois. Le quartier a toute l’authenticité et l’absence de prétention d’une ville de province démodée.

          À la banque, mes élèves ont beaucoup apprécié mes séquences vidéo sur l’élection. Ce qu’ils ont trouvé particulièrement intéressant, c’est la façon dont les résultats dans les circonscriptions sont annoncés. On voit tous les candidats sur une estrade entourés de leurs assistants et supporteurs et on peut ainsi se faire une idée de l’ambiance à travers tout le pays. En France, m’ont-ils dit, quand les résultats tombent, on ne voit rien de ce qui se passe en province. Tout est sous le contrôle éditorial et technique des studios de télévision de Paris où des personnalités de la vie politique sont jetés ensemble dans l’arène pour « un combat de coqs. »

dimanche 26 avril, Paris

          Le train quitte la Gare du Nord et longe lentement ce qui est, je suppose, le nouveau hangar Eurostar. La structure est tout en longueur et blanche avec un toit en verre à ossature métallique de couleur verte. Un look plus horticole que ferroviaire. À Saint-Denis, il y a de nouveaux immeubles autour de l’hôtel Dionysia. Avec son nom en grands caractères bordés de rouge, toujours cette allure d’hôtel d’une île Grecque. Les marronniers chargés de fleurs blanches des environs me rappellent les luxuriants printemps de mon enfance, évoquant avenues bordées de maisons mitoyennes et vieux parcs publics. Puis cela change : autour des immeubles d’habitation comme ceux qui défilent maintenant derrière la vitre, ce sont des peupliers et de grandes aires de jeux gazonnées. Je devrais insérer dans ce journal des photos de ces marronniers, de l’hôtel Dionysia, et aussi des fenêtres des bureaux nichés sous les avant-toits de la Gare du Nord, dont bientôt on arrachera les antiques châssis en bois.

          Jimmy met des images dans son journal à lui. Je viens de l’encourager à en commencer un. Il s’agit d’un cahier Clairefontaine à couverture patchwork marron, comme ceux qu’il utilise à l’école. Il met son nom sur la couverture, l’ouvre et écrit la date. Ensuite une longue pause avant de me dire qu’il ne sait pas quoi écrire. Je lui demande ce qu’il a envie d’écrire. Il me parle d’une maison qu’il a vue au bord de la voie et qu’il aimerait acheter. Alors je lui dis d’écrire ce qu’il vient de me dire. Quand il a fini, je lui demande de me décrire cette maison, ce qu’il fait avec beaucoup de détails. Je lui dis de l’écrire. Mais il préfère la dessiner. Je ne peux que reconnaître que l’idée est très bonne car pourquoi écrire quand c’est une image qu’il vous faut ? C’est à ce moment-là précis que j’ai pensé à l’appareil photo que je n’avais pas sur moi et aux photos de l’hôtel Dionysia ou des marronniers que je n’ai pas prises.

          Traversée de la Manche assez agitée à bord du nouveau catamaran, le Seacat. C’est la même chose que le bateau, sauf qu’on s’y sent un peu comme dans le ventre maternel. Jimmy et moi sommes restés assis à nos places, tandis que des ados en voyage scolaire titubaient dans les passerelles, pouffant de rire aux blagues qu’ils s’échangeaient sur les sacs pour le mal de mer. Stoïques, nous avons tenu bon toute l’heure que cela a pris pour arriver au port de Folkestone sous le crachin et le brouillard qui enveloppait les falaises. Dad est venu à notre rencontre, nous embrassant avec raideur, sa barbe blanche nous piquant le visage. Mum nous attendait dans la nouvelle voiture, une Metro bleue aux sièges bien rembourrés. Ils nous ont emmené déjeuner dans un pub. J’ai regretté d’avoir commandé le rosbif / « Yorkshire pudding » car la viande était cartilagineuse et trop cuite, les portions mesquines. Jimmy s’est immédiatement adapté à la situation, se montrant animé et plein de curiosité, entrant d’emblée dans les lubies de sa grand-mère.

mardi 28 avril, Canterbury

          J’ai emmené Jimmy faire du shopping dans Canterbury, passant d’un magasin à l’autre et profitant, tant que ça durait, de ma détermination à accomplir la tâche. Ce qui m’a frappé en particulier, c’est la transformation du magasin « Woolworths ». Autrefois on y voyait perchées à leur poste élevé d’innombrables vendeuses en corsage bleu pâle. Aujourd’hui c’est un espace d’un blanc immaculé où le client a toute liberté de palper la marchandise. Ici se vend, un peu meilleur marché, ce qui se vend partout dans les magasins de la Grand’ Rue : des T-shirts, des jeux vidéo et des baskets. Tout du long, rien de comestible en vue sauf, bien entendu, des barres chocolatées.

          L’heure du déjeuner maintenant et je bois une pinte au pub le « Hare & Hounds. » Côté « saloon » bar, je suis le seul client. L’intérieur est luisant de gadgets en cuivre et étain. Aux poutres sont suspendus pichets et vases, les murs et les étagères sont ornés de cornets à pistons, de louches, d’assiettes, de soufflets, de pelles et même de charrettes à bras. Le comptoir du bar, tout en cuivre et bois teint, est un horizon à la Manhattan de pompes tape-à-l’œil offrant une grande variété de liquides. Ce qui, entre autres choses, fait ressurgir en moi l’image du pub tel qu’il existait quand, adolescent, j’y entrais discrètement pour boire illégalement ma pinte, c’est le tronc de collecte des Sauveteurs en Mer placé aujourd’hui sous la pompe à bière « sans alcool ». Comme autrefois, les murs sont couleur chocolat, le plafond bas et le porche recouvert de tuiles rouge-brique tout à fait typiques du Kent.

          Je suis venu ici à pied de l’Université, sous une pluie battante, faisant en chemin une halte devant l’école primaire avec sa cour de récréation, les bâtiments en brique qui l’entourent, l’entrée principale, les salles de cours en préfabriqué d’après-guerre. Rien, mais strictement rien – pas le moindre détail, comme la fontaine avec son bouton-poussoir – n’a changé depuis que j’y suis allé pour la première fois en 1955. De la cour, une adulte sous un parapluie s’est dirigée vers moi. Pensant qu’elle pouvait me prendre pour un pédophile et non un ancien élève à la recherche d’un frisson nostalgique, j’ai poursuivi mon chemin. Cet aperçu de mon passé, toutefois, ne me faisait ni chaud ni froid, sauf quand, par la fenêtre ouverte de la cantine, j’ai non seulement senti dans mes narines l’odeur des « dumplings » mais aussi dans ma tête revu la cuillère à purée lâcher sa boule dans l’assiette.

          Je venais de la bibliothèque universitaire où j’étais à la recherche d’œuvres critiques qui confirmeraient mes soupçons qu’un essai sur Seamus Heaney* que j’ai à corriger est plagié. La bibliothèque regorgeait d’étudiants assis à des tables, se déplaçant pour aller prendre des livres et faisant des photocopies. Assis parmi eux, j’ai relu l’essai, me demandant ce qu’il fallait en faire car la bibliothèque ne possède aucun livre sur l’œuvre de Heaney. Comme on pouvait s’y attendre, la présence d’étudiantes a perturbé ma concentration, me remettant fatalement en mémoire un monde de fornication diurne dans des lits étroits de résidences universitaires, privilège dont je n’ai plus la jouissance. Les garçons arborent une coupe de cheveux fantaisiste, blason de leur individualité. Il fut un temps où j’y voyais une affirmation de soi. Ce n’est aujourd’hui pour moi qu’immaturité, une façon de faire le bravache. Quittant le campus à pied, je regardais à travers les fenêtres des étudiants assister à leur cours en amphis et des doctorants installés au bureau de leur salle d’études me renvoyant mon regard. De nouveaux bâtiments ont été construits et de nouveaux parkings aménagés car il y a maintenant tant de voitures qu’il n’y a quasiment plus de place pour se garer. Le tout ressemble drôlement à la maquette architecturale que j’avais construite en arts plastiques en Terminale, mais avec rajouts divers.

*Prix Nobel de Littérature, 1995.

billet précédent, Mars 1992, suite le 15 mai

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