vendredi 6 mars, Nice
Nous sommes allés en voiture à Monaco, où nous arrivons sous une pluie battante, pour en visiter les lieux touristiques – que faire d’autre à Monaco ? La principauté ne réserve aucune surprise, rien à explorer ni à découvrir. Et rien n’est laissé au hasard. Tout, jusqu’à la moindre corbeille à papiers, est posé de façon à éviter d’incommoder le touriste. Tout le monde entre à la file dans la cathédrale en faux-gothique, rien que pour voir le tombeau de la Princesse Grace. Quant au palais royal, la décoration intérieure en est d’un kitch hideux. La ville entière est d’une mocheté et d’un mauvais goût que seuls les gens vraiment riches peuvent s’offrir. Nous avons emmené les enfants voir les poissons au musée océanographique. Les visiteurs avancent à petits pas entre les aquariums illuminés des galeries souterraines, examinant attentivement chaque espèce de poisson, toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Moi je ne suis pas féru de poissons mais reconnais qu’ils existent dans un assortiment de couleurs qui vous laisse bouche bée. Ce qui m’a le plus impressionné, cependant, c’est de voir tant d’hommes les filmer au caméscope, traitant chaque aquarium de la même façon méthodique. Quel avenir a tout ce métrage filmé ? Qui s’installera dans son fauteuil pour regarder tous ces poissons faire des bulles ?
Plus tard, à Nice, nous avons emmené les enfants rue de Suisse regarder le défilé du carnaval du Mardi-gras. Nous leur avons acheté des pochettes de confettis à jeter sur les chars où trônent des rois géants en papier-mâché entourés de filles pubescentes s’essayant à un déhanchement enjôleur sur une musique pop, anglo-saxonne pour l’essentiel. Les enfants ont jeté des confettis sur les personnages masqués qui ballottaient de côté et d’autre leur tête grotesque pour saluer la foule, et aussi sur les orchestres de cuivres en uniforme précédés de majorettes au visage boutonneux et cuisses costaudes. De l’autre côté de la rue, debout au balcon d’un appartement du premier étage, saluant le corso, trois très vieilles dames en manteau d’hiver et chapeau. Elles en ont vu des carnavals, me suis-je dit, peut-être même ceux du début du siècle. Et j’étais frappé par ce constat : que saluer de la main est devenu une façon archaïque de manifester son enthousiasme, car tous les autres dans la foule jetaient quelque chose.
Carole et moi sommes allés voir Dead Again dans un cinéma minuscule de la place Garibaldi. Dans ce film de « morts-vivants », qui pour les sensations fortes repose sur les attaques à coups de ciseaux, Emma Thompson, une fois de plus, impressionne davantage que Kenneth Branagh. Et pourtant c’est lui surtout qui reçoit des louanges.
vendredi 13 mars, Paris
Je fais cours aux élèves de première année à l’institut de commerce me concentrant sur la tâche de les faire travailler et de monopoliser leur attention. Avec eux au moins, j’espère avoir de bonnes évaluations. Mick est de l’avis que faute de proposer à la direction des cours « de contenu » (science politique, marketing…) nous allons non seulement perdre nos heures en troisième année mais en deuxième aussi. Au café, autour d’une table, Stanley, Nathan, Mick et moi rigolons comme des collégiens pour tenter d’écarter l’évidence qui de plus en plus s’impose : nous serons bientôt mis au rancart des enseignants de la langue anglaise si nous ne trouvons pas une autre matière à enseigner – en anglais. Plus tard à la banque, mon cours consistait en deux heures de conversation sur une grande variété de sujets avec mon groupe de comptables. Ces élèves trouvent ma méthode excellente et aussi elle permet aux collègues du même service de mieux se connaître et par conséquent d’améliorer l’ambiance au travail. D’habitude, entre eux ils ne s’intéressent pas à la vie des uns et des autres, mais parce qu’ils sont obligés de le faire en classe avec moi, ça déborde sur le travail. Peut-être à l’institut aussi pourrais-je faire du cours de conversation ma spécialité, mais je crains que ça ne sonne pas assez technique pour que la direction me prenne au sérieux.
Poursuivant ma lecture de la biographie de Pepys par Richard Ollard, je reconnais en moi-même quelque chose de son puritanisme, comme de son égocentrisme (quoique l’égocentrisme au XXème siècle batte à plate couture celle du XVIIème !). Mais la comparaison s’arrête là parce que je ne peux prétendre ni être témoin d’événements très importants ou des agissements de personnes éminentes, ni avoir beaucoup d’influence sur la vie des autres. Ça me décourage même de comparer la petite existence d’homme de fin du XXème siècle que je suis avec celle, éclectique et bien informée, du diariste du XVIIème.
mardi 17 mars, Paris
À 8h50, quand j’arrive au café de la rue de Flandre pour le coup de fouet caféiné, l’effort que je dois fournir pour me colleter la réalité de la journée de cours à venir me fait mal au corps et au cerveau. Un par un les sans-emplois et les sous-employés du quartier commencent à arriver pour un petit remontant ou deux de début de matinée, et pour les paris. Ils ont un défaut d’élocution aux lèvres, aux pieds des baskets déchirées, le nez veiné et boursouflé. On entend des bribes de jovialité forcée et de racisme. Ils regardent les résultats des chevaux qu’ils ont joués, se penchent sur leur grille ou, pièce de monnaie entre les doigts, grattent pour découvrir un alignement qui, une fois de plus, ne remportera pas le jackpot.

À l’heure du déjeuner, dans le café au métro Rambuteau, il y a également des locaux accoudés au zinc, fumant clope sur clope, absorbés par le remplissage de leurs grilles. Il y a aussi, comme d’habitude, quelques rares touristes trop timides pour sortir un mot. Le ciel jaune et gris est chargé d’une pluie qui ne tombe pas. Je retourne pour un après-midi de cours, donnant à faire aux élèves des exercices à trous pour qu’ils se tiennent tranquilles. À cette époque-ci de l’année je n’ai ni l’énergie ni l’envie de me lever pour leur parler avec un enthousiasme communicatif de livres qu’ils pourraient lire. En col cravate classique, j’ai l’air à la fois pontifiant et ringard. J’ai adopté cette tenue il y a environ quatre ans pour me donner une impression de sérieux et d’efficacité aux yeux de ces étudiants appelés à devenir cadres d’entreprise. Aujourd’hui cette même image fait de moi un dinosaure. Justement, qu’est-ce que je vois ces temps-ci quand je jette un coup d’œil par les fenêtres des salles de cours ? Un prof de dix à quinze ans plus jeune que moi, à l’air dynamique et en tenue décontractée. Moi je m’étais débarrassé du look décontract’ parce que ça ne faisait pas assez sérieux. Eh bien, aujourd’hui j’ai l’air trop sérieux. C’est en fait mon collègue Ralph qui a prononcé le mot « dinosaure » cet après-midi : « Nous sommes les dinosaures de l’enseignement de l’Anglais, » a-t-il dit. Et ceci parce que ce que nous enseignons, en gros, c’est l’anglais « d’usage courant » et cet anglais-là n’a plus la côte à ce jour. Nous autres profs d’anglais nous trouvons donc sur une trajectoire de sortie. C’est un changement de cap qui s’est produit très rapidement. Pas plus tard que l’an dernier à la même époque je me prenais pour un crack et les perspectives de travail étaient très bonnes.
samedi 28 mars, Paris
Mon grand-oncle m’envoie un article tiré du « Dictionary of National Biography »* au sujet d’un ancêtre, contemporain de Pepys, un certain Dr Benjamin qui fut membre de la Royal Society**. Au début des années 1670, il est devenu chapelain (loin d’être le seul sans doute) du Duc d’York, frère et successeur de Charles II et aussi, en tant que Lord-Grand-Amiral, le patron – en quelque sorte – de Pepys. L’article révèle que, en dépit des postes prestigieux que le Docteur a réussi à obtenir au cours de sa vie, tout s’est soldé par un échec. Vers la fin du siècle, après avoir été proposé plusieurs fois pour des postes importants qui lui sont ensuite passés sous le nez, il eut la chance d’être nommé directeur d’un « College » de l’université d’Oxford. Sa gestion cependant tourna au fiasco. À court de fonds, il eut une idée géniale : il ferait construire sur le terrain de sa Faculté un « Greek College » pour y attirer des jeunes gens invités en Angleterre par les partisans de l’union entre l’église anglicane et l’église orthodoxe grecque. Finalement le bâtiment se révéla fort peu solide et n’attira pas plus de dix étudiants grecs. On l’appellera sa « folie » et, en 1806, il sera finalement démoli. Ce projet coûta beaucoup d’argent à l’université et au Docteur Benjamin personnellement. Plus tard dans sa vie, il se lança dans un procès concernant ses biens personnels, qui le mena à la banqueroute. Endetté, il a même été incarcéré, à plus de soixante-dix ans, à la prison pour débiteurs bien connue de la Fleet.
La carrière de ce contemporain de Pepys n’était peut-être pas atypique. Le diariste s’inquiète souvent de perdre les bonnes grâces de ses employeurs ainsi que l’argent qu’il a réussi à mettre de côté, c’est ce qui lui fiche le plus la trouille. On voit bien se dessiner le marché potentiel à exploiter par des compagnies ou autre forme d’assurance. Si Pepys n’avait pas entassé autant d’argent, des circonstances adverses auraient très bien pu le faire tomber dans l’indigence. Et que serait alors devenu le journal ?
On libéra le Docteur Benjamin à temps pour lui permettre de mourir, toujours appauvri, mais en homme libre, en 1711. On l’enterra à l’église de Saint-Bartholomew près du Royal Exchange [la bourse de commerce].
*ouvrage de référence sur les figures importantes de l’histoire du Royaume-Uni. **société savante fondé en 1660, équivalent de l’Académie des sciences.
billet précédent, Février 1992, suite le 15 avril
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