Janvier 1992

jeudi 2 janvier, Paris

          Le Bourget, aube grise. Tout au long de la voie ferrée, des usines au toit en dents de scie et aux murs aveugles, câbles, pylônes, véhicules en stationnement. Le nom ‘BABCOCK’, en lettres aussi hautes qu’un homme, domine la corniche d’une façade antique de pierre et de verre. Il fut un temps où cette usine était la fierté de son propriétaire. Pour la dessiner, des architectes industriels ont perdu à la fois des heures de sommeil, et la compassion de leur épouse. Aujourd’hui une lumière d’un jaune maladif illumine partiellement l’intérieur. À travers les carreaux encrassés, on entrevoit des silhouettes d’ouvriers. Un nouveau jour commence, une nouvelle année. Est-ce qu’ils vont pouvoir conserver leur emploi ? Je vois comment ça se passe là-dedans. J’ai travaillé dans des endroits comme celui-là. J’y arrivais le matin la boule au ventre, alors qu’il faisait encore noir. Quelle chance aujourd’hui de me retrouver assis dans ce RER bleu, rouge et jaune, à regarder défiler les murs en brique décatis de cette zone industrielle, bien content de me dire que je n’aurai sans doute plus jamais à travailler dans un endroit pareil.

          Me voici maintenant à bord de l’Airbus qui commence sa descente vers Heathrow. L’appareil est en mode croisière, se prépare à percer un trou dans ce plancher de nuages. Ici en haut, le soleil brille, en bas tout est sans doute gris et humide. À l’instant, on y va ! L’avion fonce sur le paquet de nuages. Les voici les rubans de petites maisons rouges et des parcs d’un vert très sombre. Mes muscles se crispent, mes pieds s’accrochent à la barre sous mon siège, mes doigts moites s’agrippent aux spirales de mon calepin. Sous mes pieds, les secousses et le bruit sourd du déploiement du train d’atterrissage. Je n’ai pas bu d’alcool, c’est peut-être pour ça que j’ai la trouille. Bientôt maintenant je serai à nouveau un homme libre : contact des roues. La carlingue sautille de tous côtés. L’appareil décélère comme s’il aspirait un grand bol d’air. 10h30, 11°C.

          Au bar peu convivial de la gare de Charing Cross, je bois une pinte. La sono émet la voix éraillée d’une chanteuse accompagnée d’une percussion énergique. Sans doute parce qu’il se nomme le « Kent bar » son tapis est assorti aux tuiles rouges des maisons du comté, ses chaises et ses tables laquées marron foncé comme le sont leurs poutres apparentes. Dans le hall de la gare, j’avale un hamburger infect (si, vraiment infect). Par les fenêtres du train, passent devant mes yeux la gare crasseuse de Waterloo, ensuite celle de London Bridge encore plus crasseuse et lugubre. Je regarde ébahi défiler tour à tour les entrepôts ou immeubles de bureaux minuscules du XIXème siècle de brique jaune et les immeubles HLM de brique rouge, chacun de leurs appartements dotés de la même porte bleu pâle. Tout est identique à ce que c’était il y a vingt ans. Mise à part, à l’arrière-plan, la tour de Canary Wharf et les immeubles récents qu’elle écrase de sa hauteur, émettant des lumières stroboscopiques à l’intention des avions volant à basse altitude.

          Vu du train, on dirait que l’on a retouché de peinture blanche tous les capuchons des séchoirs à houblon du Kent. Ici, dans « le jardin de l’Angleterre », tout est vraiment à petite échelle. Ça m’aide à comprendre à quel point il doit être facile pour ceux qui ont le pouvoir dans ce pays d’avoir impression d’en être les maîtres.

          J’ai accompagné ma mère pour sa promenade vers l’église de la paroisse et on est descendu vers le ruisseau. La nuit tombait déjà, il faisait doux mais il y avait du vent. Quand nous avons traversé le cimetière, j’ai cru que ma mère désignait l’emplacement de la prochaine rangée de tombes pour me dire que c’est ici qu’elle souhaiterait être enterrée. Mais non, au contraire, se faire inhumer dans le cimetière de l’église, « jamais de la vie ! Au diable avec tout ça », elle veut se faire incinérer ! J’étais étonné de la voir sans précaution piétiner les tombes. « Quand j’ai eu ma fracture à la cheville, » me dit-elle, « je venais marcher ici me refaire les muscles grâce au sol irrégulier ».

samedi 4 janvier, Londres

          Je suis au pub « The Anchor » à Bankside. La voix nasillarde de Stevie Nicks chantant « Thun-der only ha-ppens when it’s rain-ing » est aussitôt suivie de « Go Your Own Way ». Moi aussi je trace mon propre chemin maintenant, alors qu’en 1977 quand cette chanson était un tube, j’aurais pu être ce jeune homme là-bas à la table voisine, avec ma compagne du moment, grignotant des cacahouètes et meublant le silence entre nous par de menus propos sur l’organisation de notre vie domestique. Dans un pub aujourd’hui, au moins je fais autre chose que m’intoxiquer avec du tabac et de la bière et me complaire dans la nostalgie qu’évoque la musique émise par la sono. La dernière fois ici, c’était probablement avec Matt – il y a vingt ans de ça. Nous étions alors des cadres sup en devenir.

          Alors que je traversais Southwark Bridge tout à l’heure, le vent soufflait, la marée était basse. Presque tous les bâtiments des deux côtés de la Tamise ont disparu depuis l’époque où je l’empruntais pour aller travailler à l’usine Oxoid sur Bankside. Je me souviens de la grande brasserie Courage à l’est de l’approche du pont. De là il est possible de descendre sur les galets, se tenir debout tout près des vaguelettes qui lèchent la grève sablonneuse. Ici, tout l’acier, le verre et le marbre du monde ne pourraient faire oublier les berges du XVIIIème siècle. Près du site où le nouveau théâtre du Globe est en construction, une courte rangée de belles maisons anciennes est fendue par une ruelle pas plus large qu’une largeur d’épaules, Cardinal Cap Alley. Je m’y suis aventuré, tout en craignant que des rats ne me mordent les chevilles. Plus loin vers l’ouest se trouve la centrale électrique de Bankside, lugubre cathédrale de brique aux murs aveugles, vaste masse obsolète devant une pelouse rudimentaire entourée d’arbustes laissés à l’abandon*.

          Je décide de prendre le bateau pour aller à Greenwich. Naturellement, tout au long du trajet, Pepys était présent à mon esprit. Qu’il est large ce fleuve ! Mais pas autant qu’au temps du diariste. Les frêles embarcations qui le faisaient descendre et remonter le fleuve devaient lui paraître bien petites. Enfin, j’imagine, car son journal renseigne aussi peu sur le quotidien des transports fluviaux que le mien sur le b a ba du London underground. Mais tout de même je sais que, au lieu de poursuivre sa descente en bateau via Limehouse Reach, il lui arrivait de traverser le fleuve entre Ratcliff Stairs et Rotherhithe et de continuer à pied jusqu’à Deptford et Greenwich. C’était précisément ce passage d’une rive à l’autre que je guettais. Peu de gens, aujourd’hui, choisiraient de se faire débarquer (de se faire laisser en rade !) à proximité des King’s Stairs à Rotherhithe et sans autre recours que de rejoindre Greenwich à la marche. Pour les autres passagers du bateau, ce point de passage oublié ne semblait présenter aucune espèce d’intérêt. Pour la plupart, une fois passé London Bridge et le commentaire guidé terminé, ils avaient cessé de s’intéresser aux rives. Par indifférence peut-être, ou impatience de débarquer à Greenwich, sans un regard ils laissaient défiler les entrepôts rénovés, les quais déserts, les docks inactifs et les récentes folies architecturales sur L’Île aux chiens.

          Ce n’est vraiment qu’au retour et pendant que les autres passagers somnolaient pour passer le temps, que j’ai pu bien regarder les débarcadères du temps de Pepys. Chose assez curieuse, ils se trouvent aux endroits les mieux préservés sur cette portion du fleuve. Sur la rive à Ratcliff, on voit le pub « The Grapes » au sein d’un ensemble de vieilles bâtisses qui donne directement sur la grève. Du côté Rotherhithe, près de l’église Saint Mary’s, peut-être l’entrepôt le plus ancien du fleuve. Il tombe en ruine, ayant perdu quasiment tout de sa splendeur Victorienne. Voué bientôt à la démolition. J’avais mon appareil photo à portée de main mais j’ai trop hésité sur la nécessité de le photographier ou non. Maintenant, écrivant ceci, je me dis que j’aurais dû. Mais il m’a semblé que les préparatifs d’une prise de vue m’empêcheraient de bien voir le site et de m’en faire un instantané mental. Il est rare qu’une photo puisse se substituer de façon satisfaisante à une impression. Il n’empêche que maintenant je voudrais avoir les deux. Dilemme que, forcément, Pepys n’aurait pu partager.

*Devenue depuis La Tate Modern

dimanche 19 janvier, Paris

          Nous avons emmené les enfants au Bois de Boulogne où ils ont fait des tours de vélo, parfois dans les pattes des joggeurs. Cyclistes et joggeurs sont sortis en force. Beaucoup de ces derniers, musclés, pétant la forme, dégageant volonté et détermination, balayaient tout sur leur passage. Ils me donnent toujours l’impression que ce sont eux les gens qui ont réussi dans la vie. Je les imagine, de retour chez eux, se frictionnant avec une serviette pour se débarrasser de toute cette bonne sueur, puis se laissant tomber dans un canapé « design », dans un appartement aussi spacieux qu’original. Mais il y a aussi les joggeurs à la figure empourprée, au gros bide, jambes flageolantes et regard obstiné, qui feraient mieux de ne pas jogger. Sans oublié ceux dont le corps n’est tout simplement pas fait pour courir, et qui avancent comme des sacs d’os ou de la gélatine tremblante.

          L’activité nocturne malsaine du Bois, en revanche, est sur le point d’être sérieusement restreinte par la police cette semaine, pour tenter d’enrayer la transmission du sida. Presque tous les prostitués, hommes et femmes, qui travaillent ici, seraient séropositifs. On dit que certains clients donnent plus pour ne pas utiliser de préservatif. Selon une étude, quelque trente personnes sont contaminées ici chaque nuit.

          Nous sommes passés devant un mémorial aux trente-cinq membres de la Résistance exécutés ici par la Gestapo en août 1944. Il y a des impacts de balle dans le tronc du chêne près de l’endroit où on avait rassemblé les victimes. Dans cette clairière qui n’en est pas vraiment une, j’essayais d’imaginer les prisonniers alignés face au peloton d’exécution. Ce jour du mois d’août-là, les soldats ont dû les forcer à marcher juste assez loin pour que le feuillage les cache aux yeux des passants sur la route*. Est-ce qu’il y aura un jour un monument aux victimes du sida du Bois de Boulogne ?

*En réalité, les 35 sont abattus dans un guet-apens de la Gestapo quelques jours seulement avant la libération de Paris.

mercredi 22 janvier, Paris

          Sortant de mon cours, par un froid glacial, je traverse la place des Victoires et descends la rue Étienne Marcel, passant devant les vitrines brillamment éclairées, qui exposent des vêtements griffés à des prix fortement réduits, jusqu’au Théâtre Marie-Stuart. J’allais voir la mise en scène par Barbara de One for the Road pour la deuxième fois* car on m’avait alerté que Pinter assisterait à la représentation en personne. En effet, alors que presque toutes les places dans le petit théâtre étaient déjà occupées, il est arrivé, sa grande tête baissée comme pour ne pas gêner les faisceaux des projecteurs, suivi de son épouse, Lady Antonia. Comme il n’y avait pas assez de place pour que tous deux puissent s’asseoir confortablement sur la banquette, Barbara a demandé très poliment à leurs voisins de rang s’ils voulaient bien se pousser un peu. Mais ils gardaient des places et ne voulurent pas. Harold se trouva donc obligé de rester perché au bout de la banquette.

          Je suis certain que peu de gens dans le public se doutaient que l’homme à la tête dégarnie au milieu de la salle était l’auteur de la pièce. De ma place tout en haut, ce qui me frappait le plus à regarder son profil, c’était l’importance de sa tête. On l’aurait dit si lourde qu’il avait du mal à la tenir dressée, impression accentuée par un dos légèrement voûté. Non seulement la tête est volumineuse, mais encore son front doté d’épais sourcils broussailleux lui donne vraiment un air préhistorique. Les cheveux, rebelles fils noirs, sont dégarnis sur la calotte, mais il porte toujours les longues pattes épaisses qu’on lui voyait sur les photos dans les années soixante. Idem le pull noir à col roulé. Lorsqu’il sourit, les commissures de ses lèvres se retroussent vivement et ses yeux sont baignés de bienveillance. Juste à ce moment, on dirait un rabbin Néandertalien.

          La pièce fut jouée tellement mieux qu’elle ne l’avait été le jour de la première. C’est à dire jouée dans l’ensemble, comme il se doit, avec une cruauté extrême. Après le spectacle, dans un foyer bondé, Barbara interrompt Harold pour me présenter comme « un spécialiste de ton œuvre ». J’aurais voulu disparaître sous terre. Il me serre la main mollement et se dirige vers la sortie pendant que je balbutie quelque chose à propos de mon article sur Le Gardien que je lui avais envoyé mais que, naturellement, il n’a jamais lu. La dernière personne avec qui il avait envie de s’entretenir était « un spécialiste » de son œuvre.

          Moi aussi j’avais envie de m’éclipser mais on m’a prié de rejoindre les autres au cocktail dans un appartement, rue de Belzunce. Harold et Antonia sont arrivés accompagnés de Barbara juste au moment où tout le monde pensait qu’ils ne viendraient pas. Le couple s’est installé au centre de la grande pièce, laissant les gens venir à eux. Les bûches dans la cheminée crachaient des morceaux de charbon de bois sur le tapis. Je me suis fait alpaguer par un comédien français qui ne parlait pas un mot d’anglais mais avait le culot de prétendre qu’il comprenait tout. Il brûlait apparemment d’envie d’échanger des réflexions sur toutes ces différences linguistiques, comportementales et culinaires qui, invariablement, constituent la matière première de toute conversation entre Anglais et Français qui ne se connaissent pas.

          Incapable de trouver une tactique qui me permettrait de ré-aborder son éminence, je me suis muré dans mon amour-propre. Harold, tout sourire et d’une grande gentillesse avec tout le monde était aussi quelque peu prisonnier de son statut de célébrité. Lady A, l’air plus acculée encore, du haut de sa grande taille se contentait de sourire à tout le monde d’un air absent, ses yeux vitreux sous une couche épaisse de rimmel noir. Barbara, sereine, les cheveux fraîchement teints de sorte qu’elle ne faisait pas plus de cinquante ans, a alors entrainé le couple vers un dîner privé dans un restaurant huppé en bas de l’immeuble. Je me suis joint aux acteurs et on a trouvé un restaurant sur le boulevard de Denain qui nous a servi un excellent foie de veau.

          Je suis rentré à la maison, dégouté de moi-même pour avoir gardé mes distances et ainsi laissé passer l’occasion de causer avec Pinter. Mais, avec l’abandon de la thèse sur son œuvre que j’avais entreprise, et le déclin de mon enthousiasme pour ses textes, à quoi bon ? Sur le chemin du retour, essayant de justifier mon attitude distante et quelque peu dédaigneuse, je suis arrivé à la conclusion qu’une période d’adulation avait trouvé une fin décevante et que, désormais, me voici livré à moi-même et à mes propres ressources.

          Le crash de l’Airbus il y a deux jours dans les Vosges a complètement ébranlé toute confiance que j’avais acquise dans l’appareil qui me transporte entre la France et l’Angleterre. On parle beaucoup des neuf survivants chanceux, en revanche, sur la façon dont les quatre-vingt-dix autres ont péri dans le fuselage écrasé, rien que des allusions. Les rescapés en attente de secours sur la montagne glaciale auraient entendu leurs appels, sans pouvoir leur venir en aide.

*Barbara Bray (1924-2010), traductrice. Et, pour la première fois, voir le 12 novembre, 1991

billet précédent, Décembre 1991, suite le 15 février

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