vendredi 5 avril, Paris
Aujourd’hui, sept heures-et-demie de cours, non-stop. Ça démarre à l’ENA où il n’est attendu de moi que de parler avec enthousiasme de Londres et donner des idées d’excursions insolites à deux hauts fonctionnaires qui vont y séjourner pendant trois semaines. Ensuite je file à la banque donner un cours particulier à l’un de mes cadres, en le faisant à nouveau parler de son passé, puis j’invite mes secrétaires à regarder un épisode de Fawlty Towers*, « Basil le rat » (leur hilarité n’est que modérée) et, en dernière heure, écoute mon élève préféré, Éric P., me parler de l’immobilier, de la vie à la campagne, de son ami et guide alpin récemment tué dans une avalanche (chose qu’il redoutait le plus) et finalement du film Danse avec les loups. J’apprécie beaucoup ce fils de fermier qui connaît la simplicité de la vie rurale, pas seulement ici mais aussi dans le tiers monde. C’est un explorateur, un voyageur, un grimpeur et pourtant le voici citadin qui s’occupe de la finance et des affaires immobilières. Il n’y voit aucune contradiction, lui : que vous choisissiez le meilleur endroit pour cultiver vos pommes de terre, ou le meilleur quartier pour acheter un local commercial, au fond c’est une question de bon sens. Au diable les ratios de risque et les courbes de croissance ! On l’envoie à Berlin demain rendre compte des nouvelles possibilités d’investissement dans l’immobilier commercial.
Après tout ça j’étais quelque peu étourdi et, au bout d’une semaine pendant laquelle j’ai engrangé presque 8.000F, à l’affut d’une récompense quelconque pour mes efforts, mais sans trop savoir quoi. Sortant de la banque, j’hésite sur quelle rue emprunter car trois possibilités se font concurrence dans ma tête : aller boire un coup, aller m’acheter des livres ou aller choisir quelque chose à manger. Entré chez Brentano’s, je ne fais que regarder les livres. Ensuite, écartant l’idée d’aller boire une pinte au pub irlandais, je me dirige vers Marks & Spencer dans la perspective d’y rafler quelques gâteries à emporter. Il y a foule dans le magasin. Les clients, panier à la main, l’eau à la bouche, mettant le cap sur le rayon qui contient leur péché mignon, se rentrent carrément dedans. Il y a quelque chose pour tous les goûts, pour les accros du salé comme pour ceux du sucré et partout des emballages attractifs sur des rayons bien éclairés pleins à craquer de produits faciles à attraper avec « achetez-moi et faites-vous plaisir » écrit en gros dessus. Mes impulsions prennent leurs voies habituelles : le présentoir de chips « Punjab Puri », la pile de hors d’œuvres grecs, la rangée de fromages, le bac à bacon que j’atteins tout en jetant un regard en arrière vers les paquets de saucisses de porc et en inspectant avec scepticisme mais convoitise le poulet tandoori tout prêt à mettre au four.
*Sitcom comique à la BBC (1975-1979) avec John Cleese
mercredi 10 avril, Paris
J’écris dans un café entre la Gare de l’Est et le square Villemin. La matinée est radieuse et j’ai déjà fini mes cours pour la journée. J’ai cependant l’esprit préoccupé par le fantôme de mon travail abandonné suite à ma rencontre par hasard dans la rue avec Jallet. C’est la deuxième fois en trois semaines. Je suis tombé sur lui au Canal Saint-Martin alors que je sortais de l’institut pour la pause et je l’ai emmené prendre un café en compagnie de mes collègues. Après un début un peu gêné (sa présence faisant dévier complètement le cours de nos habituels commérages et plaisanteries), la conversation s’est tournée vers la psychanalyse et il est devenu le centre de notre attention. Encore une fois, Jallet me rappelle mes succès, m’encourage à continuer à écrire des articles, évoque les colloques à organiser, jusqu’au point où je recommence à me sentir coupable d’avoir abandonné le navire et me demande à nouveau si je ne suis pas un imbécile de l’avoir fait.
Dans le même café pour le casse-croûte de la mi-journée, au moment de régler l’addition, je me suis rendu compte qu’il me manquait de la monnaie, 70 centimes. Ma première idée est de l’avouer au serveur mais aussitôt je change d’avis car il n’a pas l’air porté à l’indulgence. Alors, ne pouvant ni m’en tirer par une plaisanterie, ni subir l’humiliation d’une chasse au distributeur de billets devant témoins, je sors dare-dare du café. Je ne trouve ma justification pour cet absurde acte de couardise que balançant de droite à gauche dans la rame bondée d’un métro, anonyme et en sécurité : j’avais pris ma revanche sur le bistrot pour avoir utilisé les restes d’un vieux fromage sec dans ce qui était peut-être, à la réflexion, le croque monsieur le plus dégoûtant que j’aie jamais mangé. Mais alors, pourquoi ne pas avoir écrit ceci sur le ticket de caisse, ou mieux encore, m’être plaint d’emblée ? Pourquoi s’être enfui comme un criminel pour une affaire de quelques centimes ? Et pourquoi me sentir si coupable ? Je me suis dit alors que j’avais échappé au projet de Jallet sans « payer la facture » – et sans être complètement honnête sur les raisons de ma prise de distance non plus…
jeudi 11 avril, Paris
De retour dans l’appartement après ma séance à la gym, j’ai ouvert toutes les fenêtres pour laisser entrer l’air du printemps. Dehors, le ciel était dégagé et le soleil qui brillait, faisant rayonner les murs blancs du salon. Ça m’a donné envie d’écouter de la musique. Mais aucune des cassettes accumulées avec les années ne me tentait, j’aurais pu les mettre toutes à la poubelle. J’ai fini par mettre celle de Tracy Chapman que j’écoutais avec tellement de plaisir il y a quelques années de ça. J’ai mis le son très fort, continuant à écouter sous la douche et pendant que je m’habillais. Ouvrant la porte pour partir travailler, je trouve le gardien à genoux en train de passer la serpillière sur le palier. Il me demande si je peux lui prêter la cassette.
Après avoir donné deux cours, j’avais envie d’être dehors à une terrasse de café quelque part et de mettre à jour mon journal. Je me suis dirigé vers le Boulevard des Italiens. La luminosité est intense cet après-midi, les ombres profondes. Dans ce quartier d’immeubles haussmanniens, j’ai comme l’impression de me trouver dans le centre commerçant d’une vieille cité sur la Méditerranée. Installé à l’ombre sur une chaise en osier devant un bar tenu par deux femmes aux paupières très maquillées, les hanches méditerranéennes gainées de Lycra, je commençais à me demander à quoi tenait cette impression latine. Au début, je pensais que cela venait de la qualité de la lumière sur les façades des immeubles. Et puis j’ai remarqué certains détails dans les inscriptions autour de moi, comme : Banco Sudameris, Banco Español, Banco Pinto. Et tout à coup, les hommes d’affaires que je voyais se rendant d’un bureau à un autre ou allant chercher un café, les gens aperçus aux fenêtres ouvertes, ou avançant d’un pas sur les balcons en fer forgé et déroulant avec précaution des stores poussiéreux pour se protéger du soleil qui entrait à flots par la fenêtre, tout ce monde, même les passants sur les trottoirs, sont devenus les habitants d’une ville étrangère.
samedi 13 avril, Paris
Lecture aujourd’hui de It’s a Battlefield de Graham Greene, mort au début de ce mois. Dans un article nécrologique, on le décrit comme « son roman londonien » – ce qui m’a donné envie de le lire. C’est un livre curieux car, alors que sa forme est très conventionnelle, les descriptions et les dialogues sont souvent elliptiques et il manque de cohérence dans les idées portant le récit. Il y a des moments où je ne comprends rien du tout. Mais ce qu’on y trouve c’est un Londres glauque et las, un Londres du début des années 30 où les gens se tuent au travail toute la journée pour vivre chichement. C’est un monde de prostituées dans la pénombre et de regards salaces. Ça me permet de flairer l’atmosphère de ce Londres d’avant le Blitz, ce Londres qu’a connu mon père, venant tous les jours en train à la gare de Blackfriars avant de rejoindre son école dans la City. C’est un monde qui a complètement disparu pour ne survivre que dans les pages d’un livre comme celui de Greene et peut-être aussi sur quelques douzaines de mètres de pellicule. Je suis quasiment certain de ce que j’avance : j’ai vu hier soir une émission à la télé où Peter Ustinov et Joan Wyndham*, tous deux habitant la même rue à Chelsea avant et après le Blitz, ont évoqué leurs souvenirs de l’époque. À un moment donné, ils ont échangé un regard qui en disait long sur le fait que le Londres de leur jeunesse est impossible à décrire à ceux qui le connaissent aujourd’hui.
*Peter Ustinov, acteur (1921-2004), Joan Wyndham, diariste (1921-2007)
mardi 24 avril, Paris
Me voici face à mes étudiants qui planchent sur leur partiel. Ça me fait plaisir de les voir pour une fois tellement silencieux et concentrés. Ils rédigent un essai dont pas même le plus cynique d’entre eux ne soupçonne qu’il ne sera jamais corrigé. C’est le dernier cours de l’année, ils ne reverront donc plus leurs copies. Tout au long de cette année déjà ils ont montré de quoi ils sont capables, alors cette épreuve n’est qu’une simple formalité. Les voici, sourcils froncés, penchés sur leur copie. Les garçons ont les cheveux très courts et s’habillent en jean bleu pâle, les filles ont toutes les cheveux aux épaules et portent un jean noir. C’est dans le deuxième groupe à passer le test qu’il y a les jolies filles. Le soleil commence à inonder la salle. Maintenant, ma pause-café prise, je suis à mon bureau devant eux et m’occupe à décider laquelle serait élue reine de beauté de la promo. Mon choix final porte sur Laure, éclairée maintenant par un soleil généreux, vêtue d’un pull et d’un jean noirs, les jambes franchement écartées. Sous son pull côtelé ses seins voluptueux suivent le mouvement de sa respiration, ses cheveux châtains tombent naturellement sur ses épaules en cascade de boucles.
Les contrôles terminés, je pars à la recherche du logiciel que Carole a promis à Jimmy. Je découvre, à ma consternation, qu’on ne vend plus mon ordinateur Amstrad ni les logiciels qui vont avec. Donc, me voici sans le logiciel mais avec le conseil d’acheter un ordinateur sur lequel les enfants peuvent faire des jeux – sans parler de l’impression très forte que ma machine est devenue obsolète. Ce qui veut dire qu’il va falloir m’en débarrasser avant qu’elle ne tombe en panne et faire transférer toutes mes disquettes sur un autre système qui ne m’est pas familier. J’appréhende un changement dans mes habitudes, mais j’appréhende encore plus de ne plus pouvoir accéder aux disquettes sur lesquelles mon journal est enregistré.
vendredi 26 avril, Paris
Nous sommes partis en voiture à la Tranche-sur-mer. La Vendée émerge à peine de l’hiver, les bourgeons tout juste en éclosion. Aussitôt arrivés, nous dévorons un burger puis allons acheter des nattes de plage. Le droguiste me fait sortir sur le trottoir pour me montrer par où, il y a quarante ans, un chemin de terre menait à la mer, m’expliquant que sur le site de la place de l’Église se trouvait un cimetière. Il attire mon attention sur la disparition des poteaux téléphoniques en bois, tous les fils étant désormais sous terre, et me donne son avis sur le dallage ciré rose et turquoise, revêtement récent de l’artère principale du centre-ville : pas facile du tout à entretenir.
Ces nouvelles surfaces pavées apportent à la ville un air d’opulence mal assorti aux constructions. Ici, on remarque surtout que peu de bâtiments ont plus de deux étages – en construire un troisième n’étant pas autorisé, apparemment. Ainsi la ville reste un village où se trouvent, en son centre comme en bord de mer, des édifices soit archaïques soit exagérément spacieux, ou alors tombant carrément en ruine. Il y a de petites villas anciennes avec des jardins immenses donnant directement sur la mer. Comme on n’a pas le droit d’y bâtir autre chose qu’un pavillon, il y a peu de raison de vouloir céder son terrain à un promoteur. Par conséquent l’architecture de cette station balnéaire présente l’anarchie du non-planifié d’un village : des terrains vagues par-ci, des champs par-là, des appentis qui s’affaissent. Et tout ici, de la villa balnéaire pimpante à la triste masure de ferme, est construit le long de rues étroites qui s’entrecroisent sur le mont de la Tranche.
À la plage, allongés sur nos nouvelles nattes, l’océan menaçant à tout moment de monter jusqu’à nos pieds, les enfants s’activent à creuser une douve protectrice. Nous avons gardé nos pulls mais à l’abri de la digue on voit des gens en maillot de bain. Au large, véliplanchistes en combinaison noire et pêcheurs en anorak rivalisent pour la maîtrise de la mer. Lorsque le ciel commence à se couvrir de nuages, nous remontons faire notre check-in à l’Hôtel de l’Atlantique où nous avions séjourné il y a deux ans lors du bicentenaire de la prise de la Bastille. C’est presque le seul immeuble de trois étages de la ville. Nous avons la chambre en façade au dernier étage avec son balcon en fer forgé recouvert d’une vigne vierge dont les vrilles s’enroulent jusqu’aux lettres en mosaïque rouge du nom de l’hôtel au-dessus du linteau de notre fenêtre, d’où on voit quasiment toute la ville.

Pendant que Carole regarde un des premiers épisodes de Twin Peaks à la télé* de la chambre, je commence la lecture de Rue des boutiques obscures de Modiano. Complétement emballé, je lis 140 pages d’un trait avant de m’endormir. Un bail que je n’ai pas lu comme ça. Son style est si épuré, si évocateur – si français. En effet, le roman français diffère beaucoup du roman anglais. Le roman anglais contemporain cherche à tout raconter au lecteur, il est discursif à l’excès et les personnages sont dotés d’une âme. Le roman français en revanche donne la surface des choses, il est clinique et existentiel, obligeant le lecteur à s’investir pour rétablir le sens. J’aime cette histoire que raconte Modiano, celle d’un amnésique qui avance à tâtons vers son passé, recueillant des indices sur sa vraie identité et se projetant dans la vie d’autres gens qui auraient, ou n’auraient pas eu de liens avec lui.
Le roman que je veux écrire prend le parti inverse, à savoir, un personnage qui sait tout sur son passé (grâce à son journal intime) mais va créer une version alternative en choisissant parmi la multitude de faits à sa disposition. Alors que le protagoniste de Modiano a pour handicap une pénurie d’information, le mien aurait pour handicap un excédent. Cependant, là où son obsession rejoint la mienne, c’est dans sa fascination pour la disparition de personnes et de lieux et pour les traces qu’ils laissent. La plupart du temps, chez Modiano, il ne reste aucune trace. La vie des individus se dissout pour laisser, au mieux (dans des boîtes en fer-blanc), quelques photos jaunies et souvenirs dont la signification a été perdue.
*La série américaine est diffusée en France entre avril et septembre, 1991
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