Mars 1991

dimanche 3 mars, Paris

            Dans le train qui va au terminal de l’aéroglisseur, nous venons de passer Amiens. Un bel endroit on dirait, des lacs tout près de la ville et de grands arbres élancés, leurs bourgeons luisant ce matin sous le soleil. Ma tête est comme enfumée et ça me rappelle un côté désagréable de mon addiction d’antan : après un départ bien matinal, trop fumer sur un ventre vide. C’est peut-être la fumée venue du compartiment-fumeurs qui m’affecte, où un quidam gargouille et crache ses poumons. Ou bien est-ce parce que je viens de lire la nécrologie du fumeur par excellence, Serge Gainsbourg ? Son décès hier, quoiqu’il n’ait étonné personne, m’affecte profondément, comme sans doute la plupart des Français. Extraordinaire à quel point un mécréant de son espèce pouvait être émouvant et inspirer le respect. 

            De l’autre côté du couloir, avachis dans leur siège, comme devant la télé, un jeune couple. Bruyamment ils croquent des biscuits apéritifs qu’ils prennent dans un sachet qui crépite. Puis, chacun gobe son Mars, tout en sirotant à deux une cannette de Coca. J’ambitionne, en me donnant la tâche d’écrire tous les jours, de me préserver d’un tel état de léthargie. Mais, on n’est sûr de rien.

            Il fait très beau finalement. J’aurais dû prendre l’avion mais, à chaque fois, je pense qu’il va s’écraser et je ne veux pas mourir, pas encore. Ceci dit, j’essayerai de revenir de Londres en avion – et ainsi réduire le risque de moitié !

lundi 4 mars, Londres

            Je suis allé me promener dans Spitalfields. À 10h déjà, le grand terrain réservé aux remorques à côté du marché de gros se vide, y traînent des cageots et des détritus d’emballages, et des fruits et légumes pourris entassés entre les quelques voitures laissées en stationnement. Tout près, comme une falaise, la masse turquoise-et-rose du nouvel ensemble de commerces et bureaux à Broadgate. C’est une évidence que ce grand espace malodorant, avec ces arbres maigrelets qui ont pris racine dans les cours de dépôts désaffectés, sera bientôt aménagé lui aussi. Déjà les rues autour du marché sont en pleine transformation : on construit des bureaux et des maisons de standing. Certains immeubles ont été ravalés, leurs ornements remis en valeur. Dans les ruelles autour de la grande brasserie Truman : Folgate Street, Elder Street, Hanbury Street, on voit de remarquables spécimens de maisons et d’entrepôts victoriens. Dans Hanbury Street, il y a toute une rangée de belles maisons de l’époque huguenote mais elles ont été sur-ravalées, les joints entre les briques sur-lissés, comme un lifting qui enlèverait toutes les rides. Il y a toujours des endroits – mais pas pour très longtemps – où on se retrouve dans le Londres victorien. Au croisement de Wilkes Street et Princelet Street, par exemple, vous entrez dans une espèce de distorsion temporelle. Dans Elder Street aussi. Mais, dans l’ensemble, la démolition du quartier est déjà bien entamée. 

            J’essaie de pénétrer à l’intérieur de Christ Church, ce joyau d’église que l’on doit à l’architecte Hawksmoor, mais les portes en sont fermées. Je me renseigne au centre de loisirs voisin et le directeur me parle de ce quartier où il est né et où il travaille depuis vingt-cinq ans. Il pointe du doigt le secteur qu’on voit par la fenêtre de son bureau : Fashion Street et Brick Lane. Il dit que les Asiatiques ne cherchent pas à s’intégrer, « ce sont les seuls à ne pas l’avoir fait ». Ils contrôlent tout, poursuit-il, de jour dans la rue on ne voit que des tailleurs, patrons de vêtements sur l’épaule, des boutiques pleines de cassettes et d’affiches de vedettes du cinéma asiatique. De nuit le quartier change à vue, tu ne reconnaitrais pas Brick Lane : elle s’illumine au néon, il y a des prostitués partout, des garçons comme des filles, à l’affût du client. Tu ne peux pas l’ouvrir ici, me lance-t-il, sans être pris pour un raciste. Tout ça va bientôt disparaître. Bien évidemment ils ont classé les biens immobiliers « historiques » (c’est à dire, les belles maisons à mettre en valeur), mais le reste est condamné. Je lui demande où seront transplantés les Asiatiques chassés du quartier (des Bengalis pour la plupart). À Dagenham, répond-il, car c’est une banlieue en déclin et ceux qui le peuvent la quittent pour d’autres un peu plus prospères, comme Billericay. 

            Ce que je regarde pendant que je me faufile à travers ces rues sous la protection d’un parapluie, buvant des yeux les ouvrages en maçonnerie, les angles de vue et l’atmosphère, c’est le mégot du Londres de l’ère victorienne. Je lui rends un dernier hommage. Et, en même temps, je m’en veux d’avoir été si blasé, si ignorant à l’époque où je vivais à Londres, qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit de venir voir tout ceci que personne alors n’avait la moindre idée de venir coloniser. Si j’étais sorti de mon trou pour y venir jeter un coup d’œil, aurais-je eu l’idée astucieuse d’acheter une de ces magnifiques maisons XVIIIe dans Fournier Street ou Hanbury Street que l’on pouvait acquérir pour une bouchée de pain ? Sans doute pas. Je suis furieux contre moi-même d’être arrivé, encore une fois, trop tard.

            Je suis maintenant au pub en face du marché, le « Ten Bells ». Autrefois ça s’appelait « Jack the Ripper ». J’étais le premier client à l’ouverture de midi, le patron écoutait la radio. On y parle de la possible dislocation de l’Irak, de l’audience de la Cour d’appel dans l’affaire des « Birmingham Six »*. À travers la salle aux tables et tabourets métalliques posés sur un plancher en bois brut flotte un relent de fumée de cigarette. Elle imprègne les épais rideaux et le papier peint floqué. La sono diffuse un air des années soixante chanté par Fleetwood Mac. Sur la couverture de City Limits, une photo de Jim Morrison des Doors. Manifestement c’est lui qu’on cherche à faire incarner les années quatre-vingt-dix. La légende : « Dead Sexy »**

            Comme je l’avais anticipé, Jane a décidé de ne pas accompagner Fred ce soir pour notre sortie au théâtre. Et pourtant, pour une mère de trois fils, The Homecoming de Pinter est sûrement incontournable. Fred a réussi à revendre sa place quelques minutes seulement après notre arrivée au Comedy Theatre. J’étais bien parti pour savourer le jeu d’un jeune Lenny cruellement insolent mais non, on l’a joué beauf et farfelu et la plupart de ses répliques provocatrices étaient expédiées sans même marquer un coup dans le mille. Par contre, le frère aîné, Teddy, est joué détendu et suave alors que, pour moi, il a toujours été crispé et névrosé. En tous cas, l’acteur, Greg Hicks, s’en est très bien tiré malgré les répliques insipides mises dans la bouche du personnage. Warren Mitchell a tout bonnement joué le patriarche vicieux, Max, comme à son habitude. Ruth, en noir haute couture, incarnée par Cherie Lunghi a un faux air de Christine Keeler***. Une lame de désir me transperce quand elle allume le jeune frère effronté, Joey, écartant ses cuisses crémeuses sous un porte-jarretelles noir. Quoique la mise en scène soit inégale, elle a attiré mon attention sur les failles de la pièce dont la plus fâcheuse est de rendre Teddy témoin de l’infidélité de sa femme sans sourciller.

*Le Cour va annuler les condamnations à la réclusion à perpétuité de six Irlandais pour les attenants à la bombe à Birmingham en 1974. **« Mortellement sexy » – autrement dit : il n’y a pas plus sexy. *** Mannequin dont la liaison scandaleuse avec le secrétaire d’État à la Guerre, John Profumo, aurait mené à la démission du premier ministre conservateur Harold Macmillan en octobre 1963.

mercredi 13 mars, Paris

Les Halles aujourd’hui et hier

            Comme c’est un mercredi après-midi, élèves et étudiants sont libres, et donc Les Halles sont bondées de jeunes qui font l’intéressant et dépensent leurs sous. Dans la station du RER, une exposition de photographies des rues de l’ancien marché et ses nombreux étals, où l’on voit des gens partout, des voitures tirées par des chevaux, et des arbres tout autour des pavillons Baltard. Sont exposées aussi des gravures représentant le lieu où étaient enterrés les pauvres, le Cimetière des Innocents qui, avec son église, est remplacé aujourd’hui par le Square des Innocents, un lieu essentiellement consacré à la consommation, au soleil, de hamburgers dans des boîtes en carton.

            Au cinéma tout près je vais voir The Comfort of Strangers* avec un scénario de Harold Pinter d’après le roman de Ian McEwan. Par moments je l’ai trouvé palpitant, surtout dans les scènes où les trois personnages sont réunis. Mais j’en suis sorti avec un sentiment de morosité, peut-être parce que le film se termine abruptement et sur un acte de violence gratuite, auquel le film ne tente même pas de donner un sens. Ce que j’ai vu dans l’intrigue (probablement voulu par le metteur en scène, Paul Schrader) était la mise à mort d’un Anglais sans caractère, indécis et ignorant. Ignorant parce qu’il n’a que mépris pour le passé, pour l’histoire dont il est issu. À mes yeux, c’est un pur produit des années 80 : sans obligations envers sa famille, sans opinions politiques, sans connaissances culturelles – rien que du look. Et pour ces raisons, on se sert de lui, de l’objet qu’il est devenu pour autrui : un objet bisexuel. Il devient la victime de quelqu’un qui possède, mais à un degré extrême – pathologique même – tout ce que lui a boudé : culture, tradition, famille, respect pour le passé. Dans la dernière scène du film, on voit l’assassin, Robert, interrogé par la police. Vous vous dîtes, ça y est on va sonder le cœur de ce personnage à la fois cruel et courtois, mais non, il ne fait que répéter, comme un automate, le récit de la cruauté de son père à son égard à lui. On arrive donc à la conclusion que c’est un tueur psychopathe. Et alors ?

            Le film m’a quand même fait prendre conscience de ce que j’appartiens à une génération incitée à regarder tout lien avec les traditions et, dans une certaine mesure avec l’histoire – qu’elle soit individuelle ou collective – comme ringard et inutile. Je pense que c’est une erreur, on se doit d’avoir connaissance des circonstances, comme des ancêtres qui nous ont fait. Non pas, bien entendu, jusqu’à faire de notre histoire une litanie, ni fétichiser les objets que ses protagonistes nous ont légués – comme c’est le cas dans ce film. Je suis rentré à la maison, perturbé en particulier par l’image de cet Anglais perplexe qui va tel un agneau à l’abattoir. 

*titre français : Étrange séduction

vendredi 22 mars, Paris

            Je commence à me faire du souci pour des choses que je n’ai jamais eu à faire, par exemple, animer un séminaire deux jours durant sur l’anglais « professionnel » (la semaine prochaine) et un autre dans dix jours sur « la négociation en entreprise ». Alors, après mon dernier cours à la banque, je me rends chez WH Smith et achète quelques livres qui à première vue me semblent utiles mais, après inspection ici, à la table d’un café rue de Rivoli, me donnent l’impression d’avoir été concoctés par des gens qui n’ont jamais eu à enseigner ces matières. Cependant, ça me rassure de les avoir, ces livres, je piocherai dedans ce weekend pour me donner des idées.

            Je ne sais pas pourquoi mais il y a beaucoup de vieux couples qui se promènent dans la rue de Rivoli aujourd’hui. Sont-ils venus pour un congrès, ou quelque chose de la sorte, et sont tous logés à un hôtel dans le coin ? D’ailleurs, non seulement ils sont vieux ces couples, mais aussi très français et manifestement en décrépitude – au moins les hommes le sont. Pour la plupart, ils se promènent bras dessus bras dessous, mais sans tout à fait réussir à sauvegarder les apparences. Chacun a le souvenir, sans doute, de s’être promené d’un pas nonchalant sur le même trottoir dans les années trente ou quarante. Les traits des hommes (dans l’ensemble plus âgés que les femmes) trahissent leur souffrance, l’effort que leur coûte cette courageuse promenade : la bouche ouverte, les sourcils froncés, la démarche désaxée, les jambes chancelantes. Les femmes ont le visage figé, elles ont l’air résigné. Ils ont tous l’air d’avoir peur de la mort, cette mort imminente qui les guette, tout en essayant de faire croire qu’ils ne sont pas assez vieux pour mourir. 

            Oui, ici tout est très français ce soir sous les colonnades de la rue de Rivoli : passe devant ma table l’ensemble des personnages d’un millier de films français. La serveuse, avec un accent parisien à couper au couteau, demande si elle peut encaisser. Elle va prendre sa pause d’une demi-heure. Je lui souhaite une bonne soirée et elle me sourit, tout en gencives. Pas loin, un homme de petite taille l’attend. Ils montent la rue ensemble, s’éloignent, elle à son bras. Elle a les mollets noués de varices.

mardi 26 mars, Paris

            Après le séminaire que j’ai mené ce matin sur « L’anglais professionnel » à la Tour Gamma, passant devant la Gare de Lyon, j’entends quelqu’un me héler et me retourne. C’est Jallet. Il est sur les marches devant la gare portant un sac en bandoulière, vient juste d’arriver de Marseille par le TGV. De but en blanc, il me parle de postes vacants à la fac. Je lui dis que le sujet ne m’intéresse plus. Si je me sens coupable, c’est pour avoir abandonné la thèse, pour l’avoir conforté dans son rêve de créer un centre de recherche mais sans faire quoi que ce soit pour le promouvoir. Je le trouve vieilli, le corps un peu voûté et, au ton de sa voix, découragé par le modeste succès de ses ambitions. Il semble amer et fatigué de tout. Peut-être tout simplement parce que ça fait plus de vingt ans maintenant qu’il dirige son séminaire. Le nombre de personnes qu’il a pu influencer durant tout ce temps ! Je l’informe que, ces derniers temps, j’ai perdu tout intérêt pour la psychanalyse. Il répond, tout simplement, « Si vous êtes heureux, c’est l’essentiel ». Il me demande si j’écris toujours mon « roman ». « Oui », je réponds, mais penaud, pas question d’admettre que, pour l’instant, je n’écris que le journal. Je promets d’assister demain à son séminaire.

mercredi 27 mars, Paris

            J’assiste au séminaire de Jallet. Il démontre brillamment comment Les raisins de la colère de Steinbeck n’est pas simplement un roman sur les effets de la Grande Dépression aux Etats-Unis et un avertissement que ceux-ci peuvent mener au fascisme. Non, inconsciemment, son texte est aussi structuré par la crainte anxieuse que la Grande Guerre ne se reproduise. Non seulement ses descriptions des camps pour travailleurs migrants évoquent ceux de l’Allemagne nazie mais aussi le livre est plein de vocabulaire et de métaphores militaires. Même la construction du récit : d’un cataclysme à un autre (du « Dust Bowl » du début aux inondations de la fin), et aussi d’un meurtre à un autre dans l’histoire personnelle de Tom Joad, montre que Steinbeck, sans le savoir, laisse présager la répétition d’un désastre. La lecture que fait Jallet de ce livre comme vecteur de l’inconscient collectif américain est totalement convaincante. En tout cas, j’étais en admiration et le lui ai dit pour essayer de lui remonter le moral. 

            Beaucoup de gens réagissent à ce type d’interprétation en se disant que c’est l’évidence même. Et c’est vrai que ça paraît sacrément évident une fois qu’il vous a donné toutes les citations sur lesquelles elle s’appuie. Vous vous dites que l’auteur devait savoir ce qu’il faisait, que son livre n’a pas inconsciemment pour sujet la peur que les Etats-Unis auront à refaire la guerre en Europe, mais que c’est clairement et intentionnellement le discours d’un pacifiste. En fait, si Steinbeck savait ce qu’il faisait, il a lamentablement échoué car personne ne lit son livre comme un avertissement du cataclysme à venir en Europe et dans lequel l’Amérique sera impliquée. Tout un chacun le lit comme une critique d’inspiration marxiste du capitalisme qui a mené à la Dépression. Ce qu’il est clairement, mais seulement en surface. 

            Je suis parti, la conscience soulagée d’être venu me réconcilier avec lui et ainsi mettre fin à une période d’indécision et d’évitement. 

billet précédent Février 1991, suite le 15 avril

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