Novembre 1990

vendredi 2 novembre, Paris

          J’ai pris le TGV-Atlantique pour la première fois depuis Montparnasse : une heure et demie pour rejoindre Angers au lieu de deux et demie. Pour la première fois aussi j’ai fait ma réservation en commandant mon billet via le Minitel et l’ai retiré à la billetterie automatique en gare. La gare a subi beaucoup de transformations depuis la dernière fois que j’y ai pris un train. Les voies sont entièrement recouvertes et les arches en béton de la nouvelle structure s’arc-boutent à travers les supports de l’ancienne. Avec leurs portes couleur citron vert, les nouvelles rames sont toutes alignées, museau contre le butoir. Ces prouesses technologiques et cette ingénierie audacieuse m’impressionnent et me rendent fier de ce pays. 

          Le train est bondé.  Coincé entre trois blondes lycéennes somnolentes (il n’y a pas beaucoup de place pour les jambes), je feuillette la biographie de Pepys de Arthur Bryant. Elle commence comme un roman, Bryant décrivant les plaines marécageuses du Fenland, à l’est de l’Angleterre, d’où son sujet est originaire. Le biographe, décrivant les premières années de la vie de son personnage, semble éprouver le besoin de focaliser sur le motif de l’eau envahissante. Au bout d’une trentaine de pages, je laisse tomber. L’écriture, typique de son époque – les années trente, quarante – manque de sens critique. Je me méfie de l’assurance avec laquelle il déploie métaphores et platitudes, sans parler de son anthropomorphisme tapageur. Or, il se contente presque exclusivement de paraphraser le Journal et échoue ainsi à répondre au genre de questions que je me pose en le lisant, surtout sur les coutumes et les mœurs. Peut-être les premiers lecteurs de Bryant trouvaient-ils encore les habitudes de Pepys familières, par exemple s’enfiler des bocks de bière dès le matin et avaler des « tonneaux d’huîtres », ou encore, comme c’était la coutume à la Saint-Valentin élire comme amoureuse du jour une autre personne que sa légitime. À tous le moins l’auteur aurait-il pu expliquer à son lecteur les dispositions pratiques que prenaient les gens de l’époque pour faire leur cuisine, leurs courses, se déplacer, voyager, etc. Ce qu’il n’est point, Bryant, c’est historien de la société.

dimanche 18 novembre, Paris

          En couverture de Paris Match, Diana, le teint blafard en robe noire, seule … séparée, « Après dix ans de mariage la tension était trop grande ». Il y a de la tension entre Carole et moi cette semaine (après dix ans de vie commune, nous aussi) et nous sommes irascibles tous les deux. Elle en a marre de s’occuper des enfants. Alors je les sors, les emmène au parc, Jimmy avec son vélo, Emma portant son petit camion. Ils courent sur la pelouse humide et glissent ensemble sur le toboggan, arrivant pêle-mêle en fous rires au sol. Les tâches qui m’attendent pèsent tant sur moi que je balaye les semaines à venir, anticipant les glorieuses vacances. 

          Pendant une heure, je prends mes aises sur le nouveau canapé et pioche dans le livre que je viens d’acheter, Rock Day by Day qui prétend répertorier « chaque date importante dans l’histoire du Rock depuis 1954 ». J’espérais que les titres des tubes des années cinquante et soixante feraient s’épanouir quelques bourgeons de mémoire. Ce qui m’a surtout plu c’était de retrouver la mélodie de chansons dont j’avais oublié les titres. Ensuite, j’ai attrapé mon A to Z* et j’ai pioché dans ses pages. La première à se présenter au hasard couvrait les banlieues de Carshalton, Wallington et Sutton et m’a permis de me rendre compte de la proximité des derniers domiciles de mes grands-parents paternels et maternels qui ne se connaissaient guère et, curieusement, maintenant que j’y pense, ne se fréquentaient pas. Je me suis demandé lesquels des cimetières que le plan m’a permis de localiser contiennent leurs dépouilles, voire leurs cendres – sans parler de celles d’oncles et de tantes, de grand-oncles et de grand-tantes, etc., qui demeuraient dans les environs. Ce qui m’a rapidement mené au constat que je ne savais pas et ensuite à trouver franchement déplorable mon absence aux obsèques de trois sur quatre de mes grands-parents. 

            Carole s’est adoucie et a emmené les enfants aux Champs-Élysées voir un film sur un dinosaure orphelin. Moi, j’ai attaqué la première de ces tâches ingrates, changer un pneu sur la voiture.

*Répertoire des rues de Londres 

mardi 20 novembre, Paris

          Je suis préoccupé par le roman que je veux écrire. Tout m’indique maintenant qu’il commence non pas à Greenwich mais avec Nadia. Je suis allé ce matin rue La Fayette pour me faire coiffer par la muse en personne (dois-je détecter l’influence d’André Breton qui a fait connaissance avec Nadja dans cette rue même, place Franz Liszt ?) Je me trouve moins embarrassé en sa présence qu’auparavant et nous avons pu échanger les petites confidences d’usage. J’apprends que Nadia va être maman. La nouvelle est toute fraîche et cela ne se voit pas encore. Manifestement, cependant, elle avait envie de la partager. Scrutant sa silhouette dans la glace, je remarque qu’il y a déjà un peu de laisser-aller côté maquillage et coiffure et qu’elle est habillée de manière à cacher ses formes plutôt que de les mettre en valeur. Elle me parle d’un article lu dans le magazine Parents sur les noms que nous donnons à nos enfants. Ainsi, c’est sans trop de peine que j’ai su que son enfant s’appellera Marie, si c’est une fille, et Martin si c’est un garçon. Ce sont des noms qu’elle et son conjoint ont choisi pour, selon ses propres mots, « tourner la page ». Sa remarque m’incite à rajouter mon grain de sel à la vulgarisation de la psychanalyse en lui suggérant que c’est amusant quand les parents pensent avoir trouvé un nom « original » pour leur bébé alors que souvent ils ne font que copier plus ou moins les leurs, ou à défaut, celui de quelqu’un de la famille. Bref, ils restent sur la même page. Comme pour apporter de l’eau à mon moulin, elle enchaîne en m’expliquant qu’en fait c’est son compagnon, dont le nom commence par ‘M’, qui avait choisi ces deux prénoms et que ce n’est qu’après coup qu’ils se sont rendu compte que leur enfant aura les mêmes initiales que lui. Classique !

jeudi 22 novembre, Paris

          J’apprends à jouer au tennis. Enfin, sérieusement cette fois-ci, avec un coach. Il est si grand que j’ai l’impression d’être toujours le jeune garçon que j’étais quand je pris mes premières leçons. J’en suis au stade de commencer à prendre conscience de mes erreurs. C’est frustrant parce que, du coup, moi qui me réjouissais de mes aptitudes innées pour le tennis, je découvre avec déception les défaillances de ma technique. On pourrait dire que mon ignorance sur le plan technique est presque aussi grande que mon ignorance de l’histoire de ce sport. Je sais qu’on y joue depuis plus longtemps qu’on ne pourrait croire et, comme beaucoup peut-être, j’attribue son invention – à tort – à Henri VIII. Apparemment, ce sont les Français – voire même les Grecs – qui furent les premiers à y jouer. Bref, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les gens du 17ème siècle jouaient au tennis. Je dis les gens mais je ne suis pas sûr que d’autres que le roi et ses potes à la cour le faisaient. Je sais qu’ils jouaient en salle car j’ai vu le terrain du jeu de paume à Hampton Court, mais j’en ignore les règles et ne peux visualiser ni les raquettes employées, ni la tenue que portaient les joueurs. À vrai dire, j’ai du mal à me représenter les contemporains de Pepys en tennismen assez athlétiques pour pratiquer ce sport. Les sportifs d’hier qu’on voit dans les actualités cinématographiques en noir et blanc paraissent si inélastiques que j’ai comme l’impression que personne vivant avant environ l’année 1890 ne possédait l’agilité requise pour pratiquer le sport compétitif de haut niveau. 

          Écrivant la première ligne de cette entrée, « j’apprends à jouer au tennis », je n’ai certainement pas vu la nécessité d’expliquer au lecteur qu’un filet à hauteur de la taille séparait le court en deux parties égales, ou que la balle était souple et de couleur jaune, ou qu’à la fin du jeu j’avais légèrement arrosé le sol en terre battue avec de l’eau jaillissant d’un tuyau. Je me suis dit que ce n’était pas la peine non plus de mentionner que j’étais coiffé d’une casquette de baseball et chaussé de baskets de la marque Nike, ou encore que les jambes de ma partenaire étaient nues et bronzées sous une jupe blanche et courte, mais j’aurais peut-être dû car il n’est pas impossible qu’un jour quelqu’un sera avide de savoir ces choses-là.

          À vrai dire, c’est le théâtre de la Restauration qui attisait ma curiosité lorsqu’elle s’est trouvée déviée vers les origines du tennis. Le 20 novembre 1660, Pepys se rend à la salle de théâtre toute neuve de la troupe du Roi (la King’s Company) près de Lincoln’s Inn Fields pour y voir jouer Moone*. On disait de lui que c’était « le meilleur acteur du monde » – titre qu’il serait quasiment impossible d’attribuer à un comédien de notre époque. Puis Pepys mentionne, en aparté, que ce nouveau théâtre remplace « Gibbon’s tennis-court ». Doit-on donc supposer que des deux distractions dont le roi était friand et que Cromwell et les Puritains désapprouvaient, c’était le théâtre qui avait le plus besoin de restauration après celle de la monarchie ? 

          Il faut dire que Pepys est beaucoup plus disert au sujet du théâtre qu’à celui du tennis. Au nouveau théâtre de Lincoln’s Inn, il assiste à une représentation par la compagnie Killigrew des Joyeuses commères de Windsor et, au Cockpit dans Drury Lane, de Othello. La curiosité du lecteur est sans bornes mais le diariste ne mentionne qu’à peine ces pièces et leur mise-en-scène. Il fait encore moins allusion à Shakespeare – quasiment une hérésie pour le lecteur d’aujourd’hui ! Un peu de bon sens voyons : la grande majorité de ceux qui passent leur soirée au théâtre – diaristes inclus – ont d’autres chats à fouetter après le spectacle que de s’improviser critique de théâtre. Quand je rentre tard, rassasié par le souper dans une brasserie, je n’ai aucun désir de pondre un avis sur les mérites du divertissement auquel je viens d’assister. Et puis le lendemain … eh bien, la vie continue !

          Si la photographie avait existé à cette époque-là, Pepys nous aurait rendu un grand service en prenant en photo son épouse au moment où elle est présentée à la reine, le visage orné des trois mouches noires très en vogue alors. Sa femme, remarque-t-il, paraissait « beaucoup plus belle » que la fille du Roi, la Princesse Henrietta.** Son lecteur comprend bien que ça lui donne un frisson de plaisir de s’approcher des personnages royaux. Si seulement les paparazzis avaient existé à l’époque, imaginez la délectation que nous procureraient leurs clichés. Ah la photographie ! La photographie ! – pourquoi n’a-t-elle pas été inventée en même temps que le tennis ? 

*Journal de Samuel Pepys, Mercure de France. Diary of Samuel Pepys, November 20, 1660. Michael Mohun (1616-84) fut le nom exact de l’acteur ‘Moone’. **Diary of Samuel Pepys, November 22, 1660

vendredi 23 novembre, Paris

          J’ai emporté dans mon cartable un enregistrement vidéo d’entretiens avec les trois candidats au deuxième tour de l’élection du leader du parti conservateur et l’ai montré à mes étudiants. L’un des prétendants, Michael Heseltine, avait réagi aux questions des journalistes sur la démission de Margaret Thatcher pendant qu’il se trouvait en visite officielle au Zoo de Londres. Très approprié, me suis-je dit, étant donné son surnom « Tarzan », mais aucun commentaire n’en a été fait, bien entendu, par le présentateur du reportage. Heseltine me paraissait indûment froissé l’autre jour à la Chambre des communes lorsque le leader de l’opposition lui est rentré dedans. Serait-il vaniteux alors ? En tout cas, je m’en méfie. John Major, quant à lui, commence à ressembler moins à un comptable sans humour et plus à un successeur potentiel. A la différence de Heseltine, il sait comment s’y prendre avec les journalistes. Les étudiants ont trouvé le troisième candidat, Douglas Hurd, typiquement britannique et paternaliste. Je n’ai pas pu m’empêcher d’attirer leur attention sur son nom de famille peu attrayant à cause de sa consonance malheureuse : Hurd-turd [a turd = un étron]. L’un d’entre eux a su pousser mon explication plus loin : Douglas Hurd, nous-a-t-il dit, fait penser à « Dog Turd ». Bravo ! Manifestement, il a un problème d’image avec ses épaisses lunettes de bigleux, son costume trop large, ses cheveux en bataille et puis l’impression qu’il donne de ne pas pouvoir s’empêcher de se gratter l’entrejambe. 

          Après le cours, j’ai décidé d’aller Place des Abbesses prendre des photos d’immeubles condamnés à disparaître. Ça fait au moins dix ans que je me promets de le faire. Je m’intéresse surtout au Grand Hôtel du Midi (« Électricité dans toutes les chambres » toujours visible au-dessus de la porte) et la charcuterie voisine, « Au Cochon Rose » avec son cochon peint sur la façade. Armé de mon vieux 35mm, je m’y suis rendu par cette fin de matinée grise et brumeuse, me demandant en chemin si les démolisseurs n’avaient pas depuis longtemps déjà attaqué à coups de pioche ces deux vestiges du dix-neuvième siècle. Mais tout était toujours en place. Alors j’ai pris une demi-douzaine de clichés avant de me réfugier au chaud dans le café au coin de la rue Germain Pilon pour casser la croûte.

Place des Abbesses, Montmartre, 1990

          L’arrière-salle est un temple dédié au turf. On y prépare sérieusement son tiercé, les tables en Formica sont recouvertes des pages jaunes du supplément hippique. Mon voisin, un individu de sexe indéterminé, étudie les listes des partants à l’aide d’une énorme loupe tout en partageant ses observations à voix haute avec l’homme assis à la table voisine. Celui-ci n’y prête aucune attention, tout occupé qu’il est à remplir son propre ticket de tiercé. À la table en face, quelqu’un lit Le Parisien avec, en première page, une caricature de la Dame de fer superposée sur l’Union Jack. D’autres parieurs étudient l’état de forme des chevaux et consultent les listings en rubans accrochés au mur. Il y règne une atmosphère de gravité et de concentration intense.

          En fait il y a ici une bonne ambiance pour travailler, c’est confortable, c’est un havre et pourtant l’endroit n’est pas calme : bruit sourd du flipper, gargouillements électroniques de combats dans l’espace, cliquetis des soucoupes que le serveur ramasse, toux sèches des parieurs penchés sur leurs grilles. Ils sont concentrés sur leur tâche, ils font durer le plaisir. Les seuls intrus, à part moi, sont un homme et une femme en grande conversation sur les pièges qui attendent le cinéaste débutant et une vieille dame assise dans l’encoignure de la salle. Elle est très vieille et toute frêle mais se tient bien droite, une toque de léopard sur la tête. Sa tasse de café bue, elle s’assoupit mais reste digne. J’aimerais bien qu’elle me parle de ce quartier où elle a peut-être vécu toute sa vie. Je trouve, cependant, que quand les vieilles personnes parlent du passé lointain, c’est souvent décevant. Je ne m’en tirerai sûrement pas mieux quand ce sera mon tour.

          Sur les murs on peut voir une fresque de chromos de Montmartre jaunie par le temps : danseuses de cancan au Moulin Rouge, un peintre à son chevalet vu à travers la fenêtre d’un atelier, des prostituées en négligé arrosant les fleurs sur leur balcon (épiées par un canari en cage), un poulbot volant un baiser à une fille du peuple dans la pénombre d’un réverbère à gaz, sur le point de se faire surprendre par des amoureux bourgeois qui descendent les marches d’un escalier de la Butte. Puis il y a une dame à l’air engageant, un canotier à ruban sur la tête revenant de ses courses et portant un énorme carton à chapeau. Elle se fait admirer par un monsieur élégant qui, semble-t-il, passait par là. Toutes ces vignettes sur fond de moulins, de croissants de lune et, bien entendu, de Sacré-Cœur. 

          Je me suis dépêché pour aller faire un cours de conversation à mes secrétaires. Ce qui les a fait parler – discuter même – n’était pas la cassette vidéo riche en sujets culturels que j’avais enregistrée exprès mais les rides et si c’est une bonne chose d’essayer de les faire disparaître ou pas. Ça nous a bien rempli l’heure. 

billet précédent Octobre 1990, suite le 15 décembre

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