dimanche 5 août, Siorac-de-Ribérac, Dordogne
Nous nous sommes promenés dans les petites rues de Ribérac. Il y a beaucoup de maisons à vendre. Ça sent les égouts. Le vieux théâtre en pierre de taille a l’air abandonné. Sur sa porte sont collées des publicités pour des cours de danse et de judo. Dans un magasin de jouets, j’ai enfin acheté la Tortue Ninja que Jimmy cherche pour sa collection. Les bonnes tortues portent les noms des peintres italiens de la Renaissance. Aussitôt acheté, ce Raphael est équipé par Jimmy de ses armes en plastique. Il est un des personnages de la série Teenage Mutant Ninja Turtles qui a réussi à supplanter Ghostbusters grâce à une campagne de plusieurs millions de dollars pour capturer les cœurs des enfants et harponner les portefeuilles de leurs malheureux parents tortu-rés par leurs requêtes incessantes. Cette nouvelle famille de testudines à New-York intègre (comme Les Étas-Unis a du mal à le faire) des membres japonais, dont « Splinter » qui est un bon et « Shredder » un méchant. On n’en finit pas de rejouer la deuxième guerre mondiale.
À Aubeterre, nous avons passé l’après-midi au bord de la rivière. La plupart des gens allongés sur l’herbe sous les arbres étaient des anglais. Ils sont à leur lecture ou préoccupés par leur bronzage. Moi, j’ai plutôt envie d’aller me baigner mais y rechigne à la pensée que la rivière pourrait m’emporter. Je préfère nager dans les lacs par ici, au moins eux ils ont des limites. Nous avons ensuite visité une église monolithe creusée dans la roche d’une falaise. Celle-ci est extrêmement haute et possède une galerie sur trois côtés qui offre une vue plongeante sur l’ancien baptistère et le reliquaire. Au niveau du sol, il y a un dédale de sarcophages primitifs taillés sur mesure. Entre la Révolution et 1860, lorsque l’église servait de cimetière, ils étaient recouverts d’une épaisse couche de terre. Cent ans plus tard, en dégageant la terre et les squelettes enfouis, ils ont mis au jour l’église du 5ème siècle en dessous.
En ville, sur la place principale, nous avons pris l’apéritif à la terrasse d’un petit hôtel dont les fenêtres s’ouvraient sur des balcons en fer forgé et que j’ai trouvé merveilleusement décadent. Nous étions servis par un anglais, un gentil malabar qui ressemblait au jeune Oliver Reed et parlait le français avec l’accent d’un chauffeur de taxi londonien.
mercredi 8 août, Siorac-de-Ribérac, Dordogne
Tous les autres sont partis à Aubeterre et je me retrouve seul dans le gîte avec Pepys. Levant les yeux de la page, je vois une Peugeot 505 break immatriculée en Angleterre se garer devant l’église. Les portières s’ouvrent et en descend une famille nombreuse. Le père, en pantalon court, sort le premier, les yeux rivés sur la tour de l’église. À la réticence accommodante avec laquelle les autres membres de la famille s’extraient du véhicule, on devine que l’idée de la visite vient de lui. Des ados des deux sexes émergent de multiples sièges à l’arrière, suivent docilement le père, dont les jambes toutes blanches aux genoux protubérants dévalent la pente jusqu’à la porte de l’église. La femme reste dans la voiture. Pas plus de quatre minutes plus tard, ils réapparaissent. Les jeunes, sans doute pour faire plaisir à papa, prennent un air édifié. Celui-ci regagne sa place au volant, boucle sa ceinture. Sa progéniture, sans mot dire mais avec un certain entrain maintenant, se réinstalle et la voiture remonte la colline, puis disparaît.
vendredi 17 août, Paris
Expédition chez Habitat pour acheter des meubles et des stores vénitiens pour le nouvel appartement. Échec. Nous sommes rentrés bredouilles mais non sans avoir fait un détour par Meudon pour visiter l’Observatoire. Devant, une imposante statue en pierre de son fondateur, l’astronome Janssen, qui ressemble à la fois à un magnifique dieu grec et à un érudit pédant. Du belvédère, le meilleur panorama de Paris que j’aie jamais vu : de la Défense aux banlieues de l’est. Au milieu du tableau scintille la Seine, coulant en une courbe majestueuse vers Issy, vers nous. De là, on aperçoit sur la colline de Clamart, à la lisière de la forêt, le gigantesque orphelinat du dix-neuvième siècle. Notre vue plonge vers les bords du fleuve à Issy, comprenant les toits rouges des maisons du bas Meudon entourés d’arbres. Puis nous sommes descendus vers la rivière et avons regardé les vieilles fabriques et vieux entrepôts aux fenêtres et portes bouchées, qui vont disparaître lorsqu’ils commenceront à redévelopper le site Renault sur et autour de l’Ile Seguin.
Mon bureau est terminé. J’ai commencé à y installer des rayonnages pour dossiers, dictionnaires et disquettes. Ce sera ma nouvelle zone de travail. Quand nos fonds le permettront je remplacerai la chaise par un fauteuil pivotant. Surtout c’est l’espace où je m’imagine sortir de l’impasse actuelle par l’écriture. Les jours passent, le temps libre restant avant la reprise du travail s’amenuise. Je me trouve face au constat que je n’ai fait aucun progrès cette année. Si : je suis plus convaincu que jamais que la seule chose à faire, c’est d’écrire. Je suis taraudé cependant par l’idée que je puisse encore tergiverser pendant que la deuxième moitié de ma vie s’écoule, me rappelant un jour, peut-être, que j’ai oublié d’écrire. Et, du coup, me rendre compte que ça n’a plus aucune importance.
mercredi 22 août, Londres
Nous sommes allés tous les quatre à Greenwich Park. De l’Observatoire, nous avons descendu la colline et traversé la grande pelouse, comme l’aurait fait Pepys en son temps. L’eau boueuse de la Tamise fait plouf et ploc contre les pilotis des jetées. On oublie à quel point ce vieux fleuve sale est traître. Sur l’autre rive, se dessinent en poutres métalliques les crêtes de nouveaux gratte-ciels. À Canary Wharf, des vitres étoffent les trois-quarts de l’ossature orange de la tour en construction. Je suis un peu étonné de ne pas me sentir davantage dépaysé par cette transformation radicale de la ligne d’horizon mais, à vrai dire, j’ai du mal à me souvenir de comment était la vue avant.
J’avais envie de venir ici parce que c’est le lieu où mon récit doit commencer. Sur le méridien, précisément. Je dis aux enfants de l’enjamber avec moi, un pied à l’est, un pied à l’ouest. Plus exactement, mon récit commence sur la colline à l’ouest de l’Observatoire où, ce soir, on voit quelques personnes allongées à l’endroit exact où se trouvera mon personnage principal. Il sera en train de scruter le paysage à l’est de Londres. Puis, il dirigera son regard vers la boule rouge au sommet de l’édifice au moment précis où elle s’abaisse pour marquer le midi. Je constate, cependant, que plus ce lieu devient à nouveau le Greenwich de mes sens, moins il correspond à celui de mon imaginaire, de sorte que son potentiel fictif s’estompe.
Ici, dans les rues du vieux Greenwich étouffées par les voitures, je me retrouve en contact avec la banlieue sud-est de Londres que j’ai bien connue il y a vingt ans. Assis dans le jardin d’un pub qui longe la tranchée du chemin de fer, je regarde l’arrière des maisons en brique avec leur toit angulaire, leurs tuyaux d’écoulement noirs et leurs petites fenêtres à guillotine dont la peinture s’écaille. Malgré les nombreux changements en surface qui ont eu lieu depuis, j’y suis comme avant. C’est extraordinaire comment l’esprit d’un lieu peut abolir le temps.
Sur le Ranger’s Field, se déroule un match de cricket. Curieusement le bowler qui court à toute allure pour lancer la balle est vêtu d’un vulgaire short bleu alors que tous les autres joueurs sont en tenue blanche. Le tableau affiche le score : 96-4, un total de 151 à battre. Si j’avais été seul, je me serais installé sur un banc pour regarder la suite !
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