mercredi 16 mai, Paris
Rue de Provence, par la fenêtre d’un café, je viens d’apercevoir une publicité pour le festival des maîtres occultistes. Leur prospectus explique qu’ils ne sont pas que de simples voyants mais des « magiciens » qui ont le pouvoir de « changer et transformer votre destin en agissant sur le présent ». L’événement se déroule, en ce moment-même, à deux pas, rue Montmartre. « Donnez un coup de pouce à votre destin ! » Je suis tenté d’y aller. La consultation est de 300 francs. Abordable certes. Mais non, je n’irai pas. Primo, je n’ose pas et deuxio, je ne veux pas passer pour un gogo. Ainsi, la tentation est vite écartée.
C’est maintenant une autre affiche qui attire mon attention, celle-ci pour Jours tranquilles à Clichy de Chabrol. Y figure une photo de la tête et du buste d’une femme nue, un bras levé. Dans la main opposée, elle tient un rasoir à lame ouvert à la hauteur de l’aisselle. Je revois cette affiche en sortant de mon rendez-vous avec Nadia qui m’a coiffé avec sa diligence habituelle. Pendant qu’elle m’égalise les pattes avec un rasoir identique à celui que tient la jeune femme de l’affiche, j’aperçois dans la glace, par une des manches volumineuses de sa tunique, une touffe de poils blonds sous son bras. Je me dis que les poils clairs ne m’ont jamais fait grand effet. Non, je n’irai pas au cinéma, pas envie de me retrouver dans une salle obscure cet après-midi, plutôt envie de flâner.
Je me promène au hasard des rues dans cette partie du 9ème arrondissement où les noms de compagnies d’assurance sont gravés au-dessus des barreaux de fer et de bronze qui en protègent les portes solides et qui est aussi le quartier des commissaires-priseurs. Tout semble si secret, si bien gardé, sa loge maçonnique et son musée du symbolisme bien discret. On a l’impression qu’ici le passé a trempé dans l’ésotérisme et la magie. Il n’est donc pas étonnant que les maîtres « magiciens » aient choisi ce quartier pour y tenir leur festival.
Ensuite à Montmartre pour me rafraîchir la mémoire. En haut de la rue Pigalle, je renoue avec la partie supérieure du 9ème arrondissement où les immeubles bourgeois sont glacés de stuc crémeux alors que d’autres, nettement plus modestes, ont des volets sales aux peintures écaillées. On devine des appartements délabrés, maussades, où l’on est trop à l’étroit, des locataires souffrants et solitaires. Au rez-de-chaussée, des boutiques d’instruments de musique et des sex-shops pleins de revues et de gadgets. La place Pigalle a partiellement fait peau neuve – mais pas l’entrée de mon ancien domicile – alors que la place des Abbesses n’a pas changé d’un iota. Pas depuis au moins un demi-siècle dirait-on, tant sont petits et bas les immeubles et démodés les écriteaux à la devanture des magasins et à l’entrée des hôtels. À une terrasse de café, on me sert une succulente salade aux crottins de chèvre et j’observe le va-et-vient des habitués. Chacun arbore son vêtement préféré – une écharpe de couleur criarde, un chapeau qu’on ne quitte jamais, une paire de pompes plus que bien cirée – et garde à proximité un paquet de cigarettes, un briquet, un journal, objet transitionnel pour le moment creux, l’accès de gros cafard. Moi ce que j’ai dans ma poche, comme toujours, c’est mon carnet à spirales.
vendredi 25 mai, Paris
Dans Pepys aujourd’hui, je suis impressionné par un dénommé Cooke qui pratiquement tous les jours, de mi-avril à mi-mai 1660, galope entre Londres et Deal sur la côte est du Kent portant des messages envoyés par ou destinés au patron de Pepys, Edward Montagu. Le Parlement avait confié à Montagu le commandement de la flottille qui ramènera Charles dans son pays après onze années d’exil, si toutefois l’issue des négociations en cours est favorable. En attendant, Pepys, à bord comme secrétaire personnel de Montagu, profite de ce messager pour conduire ses affaires personnelles et pour communiquer avec sa femme et les membres de sa famille. Les communications sont incroyablement rapides et efficaces. Je m’étais représenté Cooke suivant des chemins boisés et sinueux qui me sont familiers, mais, réflexion faite, il a dû emprunter la voie rapide : la vieille route romaine qui reliait Douvres à Canterbury afin de filer tout droit à Londres. Dans quel état pouvait-elle se trouver à cette époque-là ? Je l’imagine pas entretenue, avec quantités de nids de poule, mais qu’en sais-je ? Plus j’avance dans ma lecture du journal de Pepys, plus je me rends compte que je n’arrive pas à visualiser ce qui, pour lui, va de soi – l’état des routes par exemple, les vêtements qu’il porte, ses chaussures, son chapeau, et tout autre objet, pour lui banal, de sa vie quotidienne.
J’aime beaucoup quand il décrit « la foule infinie » qui accueille le prince débarquant d’une barge que Pepys a été chargé d’affréter et de faire agrémenter. Sur les galets à Douvres Montagu se verra sur le champ décoré de l’ordre de la Jarretière*. Pas plus de cinq mois que Pepys tient son journal et déjà des événements exceptionnels à chroniquer. Il pose déjà un pied sur l’échelle qui le mènera à de hautes fonctions administratives. Commencer à écrire un journal correspond-t-il à l’intuition que des changements vont bientôt s’opérer dans sa propre vie ou bien est-ce l’inverse ? Je penche plutôt pour l’idée que c’est l’initiative qui met en branle une transformation.
Julien Green, qui a 92 ans et qui tient un journal depuis soixante ans, vient d’en publier un nouveau tome. Ce soir je lis un de ses entretiens avec un journaliste. J’aurais voulu que celui-ci lui demande s’il se relit de temps en temps. Mais non, ce que le journaliste veut savoir c’est si le journal fournit la matière première de ses romans. Mais bien sûr que oui, quel imbécile ! Green lui dit qu’avoir tenu son journal tout ce temps ne lui a rien appris sur lui-même. Difficile à croire mais, dans un sens, ça ne m’étonne pas car le but – en tout cas en ce qui me concerne – n’est pas de mieux se connaître mais de prendre sa revanche sur le Temps.
J’ai lu aussi un article sur les CD-ROMs et me demande pourquoi limiter un journal à des mots alignés dans un carnet ou – dans mon cas – sur un écran alors qu’il va être possible de faire tenir toute une vie en images, son et texte sur un disque de la taille de la main ? Le jour où tout un chacun aura une caméra dans sa poche, ce sera un jeu d’enfant. Et cela ne devrait pas tarder. Voilà l’avenir : plus que diariste, être l’architecte électronique de sa propre existence et léguer à la postérité non pas un tas de cahiers moisis mais le compact de son passage sur la Terre.
* Journal de Samuel Pepys, Mercure de France. Diary of Samuel Pepys May 25, 1660
mercredi 30 mai, Paris
Terrasse du « Bizuth » dans la partie morne du boulevard Saint-Germain. À une des tables, une femme amoureuse. Elle tient à la main un verre de milkshake rose et son regard se fond dans celui de l’homme en face d’elle. Les larmes sont imminentes. Son autre main agrippe celle de l’homme. Scène d’adieu ? Plus près de moi, à la table voisine, une belle jeune femme est en train de résumer, à voix haute, L’Atlantide de Pierre Benoît à un homme qui l’écoute et prend des notes. De temps à autre, il interrompt son récit et lui pose une question dans un français rudimentaire avec un accent américain. Il s’agit d’une histoire d’amour et il veut avant tout savoir qui aime qui et pourquoi. J’en déduis qu’elle lui fait un compte-rendu qui l’aidera à comprendre le livre et qu’elle est sans doute rémunérée pour ce service. Que va-t-il en faire ? Un autre livre, un film ? Je le dévisage : la cinquantaine, des lèvres charnues sur de grosses dents jaunes, lunettes à verres très épais, barbe de plusieurs jours. Il est habillé, comme tant d’hommes dans ce quartier, tout en noir. Il a l’air d’avoir les moyens d’employer une secrétaire particulière. Comme j’aimerais pouvoir en faire autant.
Passent devant ma table des bourgeoises d’un certain âge aux coiffures bien soignées et aux mollets impeccablement bronzés. Les jupes sont à nouveau au-dessus du genou. Je suis prêt à parier qu’elles ne tarderont pas à redescendre à la cheville.
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quand Paris Diaries va à Londres.
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