lundi 5 février, Paris
Qu’est ce qui a pu attirer Pepys dans l’histoire de Tobit ?* Il y fait allusion à plusieurs reprises. Une prémonition peut-être ? Tobit – j’ai sorti mon Ancien Testament – c’est celui qui devient aveugle quand un caca d’oiseau tout chaud lui tombe dans l’œil – aussi invraisemblable que cela puisse paraître. Ceci dit, je me souviens que la même chose, ou presque, est arrivée au grand-père de mon correspondant sous le viaduc de Morlaix. Il était en train de me faire un topo sur la construction de l’ouvrage. Il ne s’en est pas rendu compte, même quand j’ai pointé du doigt son sourcil dégoulinant : je ne possédais pas encore les mots pour dire le malheur qui venait de lui arriver.
Sans doute Pepys aurait-il été étonné si on lui avait annoncé qu’il allait cesser de tenir son journal, dix ans plus tard, de peur de devenir aveugle. En effet, la lecture, comme l’écriture, finissait par lui fatiguer énormément les yeux. Mais son inquiétude s’avéra vaine, car sa vue s’est maintenue jusqu’à la fin de ses jours. Une bonne paire de lunettes lui aurait permis de continuer sa pratique journalière pendant encore trente-trois ans. Et, s’il l’avait tenu jusqu’à sa mort, en serait-il devenu le plus lu de tous les journaux ? Pas sûr, les journaux semblent obéir à la loi des rendements décroissants : les courts, ceux d’Anne Frank ou de Joe Orton par exemple, ont connu beaucoup plus de succès que ceux de Stendhal, d’Amiel, de Virginia Woolf ou de John Evelyn. Ce dernier, contemporain de Pepys, a tenu son journal sur sept décennies et il est très loin d’avoir rencontré le même succès.
Je vais chercher Jimmy à l’école, l’emmène au café. Il consomme un Coca et un œuf au chocolat Kinder. À l’intérieur du Kinder, il découvre une panthère rose à assembler avec une toque de chef à mettre sur la tête, une poêle à insérer dans une des pattes, un œuf sur le plat à coller dessus. Nos échanges sont difficiles. Il répond à mes questions sur l’école de manière très évasive. Il commence tout juste à se libérer de son complexe d’Œdipe, s’identifie à moi, veut faire tout comme papa. Il cherche la bagarre tout le temps. C’est plutôt touchant. Mais je ne sais pas comment m’y prendre, comment le guider, ce que je pourrais lui apprendre. Comme autrefois mon père avec moi, je me demande comment « jouer » avec lui. Alors Jimmy invente ses propres jeux, chantonne des chansons en remplaçant les paroles par les siennes. Il s’amuse ainsi à jouer avec des mots. Ne reviennent de mon enfance ni rimes, ni chansonnettes, ni comptines ; tout, ou presque, est tombé dans l’oubli.
Quand nous rentrons à la maison, le couloir est jonché de magazines et de papiers qu’Emma a sorti des tiroirs, étagères et table basse. Assise sur le parquet de l’entrée, elle met tranquillement en miettes un numéro du Magazine littéraire. Remettant tout en place, je retrouve un horoscope personnalisé « Astroflash » qui remonte à 1983, oublié depuis. Je m’assieds sur le sol avec Emma et le lis pendant qu’elle s’amuse à en détacher les bords perforés. Frappé par la pertinence de l’interprétation de mon thème astral, je dévore le document. Quoique ravi de lire – ou plutôt de relire – que je vais connaître un avenir « vraisemblablement brillant », je reste sur ma faim quant à la manière dont il va se réaliser. L’issue semble dépendre plus de mes propres agissements que de ce qui va se produire dans la voute céleste : « sa force découlera de l’expression vigoureuse et claire qu’il saura donner à des sentiments ordinairement feutrés, alambiqués, prisonniers de leurs nuances complexes et inexprimables ». J’ai tout de suite pensé à l’écriture du journal. La conclusion de cette étude prévisionnelle, que je trouve maintenant étonnamment détaillée, est la suivante : « Le meilleur but que le sujet puisse se proposer est la construction de sa personnalité ». Très joli tout ça, mais ça ne va pas me mener bien loin !
* en français, Journal de Samuel Pepys, Mercure de France, 2001 ; en anglais, Diary of Samuel Pepys, Feb 5, 1660.
jeudi 22 février, Paris
Aujourd’hui, j’ai une acuité d’odorat exceptionnelle qui me permet de détecter des traces de transpiration, des odeurs de corps. Je veux que tout soit propre et porte un pantalon en toile en célébration de cette journée de février qui s’annonce printanière. Dans les rues du 6ème arrondissement des odeurs me parviennent des portes cochères ouvertes. Des fenêtres coule de la musique. La sève de la ville, de la pierre, des murs, du bitume me monte aux narines par bouffées. Je marche la tête haute, tout le monde marche la tête haute, se pavane, le regard tourné vers les vitrines. Nous nous sommes habillés ce matin pour nous sentir bien dans notre peau. Je viens de la rue des Capucines et marche jusqu’à la rive gauche où je donne un cours particulier, m’arrêtant pour manger une salade mexicaine au Pré-aux-clercs. Les fenêtres sont ouvertes et il ne reste qu’une place en terrasse.
Là, je lis un article sur le journal de guerre de Simone de Beauvoir qui vient de paraître. En encadré, un extrait daté du 22 février 1940 qui commence ainsi : « Un temps doux de printemps mais avec dans l’air une sorte d’aigreur maritime ». C’est une citation que je trouve extraordinaire car, allant ce matin vers la station de métro, près des quais, j’ai été étonné de sentir l’odeur de la mer ; oui, il y avait un soupçon d’air iodé. Ce midi, cependant, toute trace de brise marine est étouffée par les gaz d’échappement. En 1940, sans doute, l’air était-il plus propre. Mais ce qui me frappe surtout, c’est la coïncidence : cinquante ans, jour pour jour et la même météo insolite.
Mon père, lui aussi, il y a cinquante ans, tenait son journal. En secret et à bord d’un destroyer à mille miles du Long Bar au Palais Royal où Beauvoir, ce même jour de février, calée au fond d’un canapé bas, prenait un verre avec un amant. Sartre, lui, se trouvait loin, au service de son pays. Et il m’est venu à l’esprit que, tout comme mon père, qui tenait un journal clandestin (car il était strictement interdit aux combattants de le faire), j’écris le mien à l’abri des regards en y mettant des choses que je ne dirais à personne.
lundi 26 février, Paris
Je me lève tôt, dégoûté de moi-même. Rien à quoi se raccrocher. Je suis une paille qu’emporte le vent. Manifestement, la vie ne m’a rien appris. Je me sens vulnérable, écrire me paraît vaniteux, absurde même. Une fois levé, sorti, luttant contre des vents de force huit sur le chemin du travail, je me sens mieux – forcément – plus méritant, plus utile. Mais si j’ai besoin d’aller au travail pour avoir un centre de gravité, il n’y a pas de quoi être fier. Je rêve d’aventure et de gloire mais je reste blotti et craintif dans mon coin.
Il y a trois mois, un mur séparait l’Est et l’Ouest de l’Allemagne. Aujourd’hui, Helmut Kohl est obligé de minimiser les revendications territoriales de son pays envers la Pologne. Il dit qu’il ne peut pas prendre une décision seul. Il va aux USA où il est reçu par George Bush vêtu d’un blouson de pilote de chasse, comme pour rappeler aux Allemands la défaite que leur a infligée l’aviation américaine et britannique. Mais est-ce vraiment cela que signifie son choix vestimentaire ? Bush met un blouson identique dans les mains de Kohl et ce grand ours de Chancelier, réticent ça se voit, l’enfile. Il est sympa, Helmut, c’est un gars sur lequel on peut compter ! Mais on n’hésiterait pas à lui balancer des bombes sur la tête s’il le faut. Jospin pense que c’est un homme en qui nous pouvons aussi avoir confiance – et il a sûrement raison. Mais si les anciens alliés ont besoin de s’assurer qu’ils peuvent compter sur lui, c’est que, quelque part, ils s’en méfient. Tout le monde le pense mais ça, seuls les Polonais peuvent le dire.
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