vendredi 5 janvier, Paris
Dans le métro, on rénove le carrelage. Au burin, on casse les vieux cadres dorés des panneaux publicitaires, mettant à nu le plâtre grossier et, derrière, un mur en brique. Ici et là on aperçoit des lambeaux d’affiches qui datent des années cinquante ou soixante. À Notre-Dame-des-Champs, j’en vois une qui est presque intacte. Il s’agit d’une réclame pour la maroquinerie du BHV. Ai-je pu la voir en 1965 la première fois que j’ai traversé Paris en métro ? À l’époque, grâce à l’appareil que je possédais, j’ai fait toutes ces photos des monuments vus. Ils sont toujours debout, les monuments. J’aurais mieux fait de photographier les affiches dans le métro – tout objet éphémère, d’ailleurs. Ce serait beaucoup plus intéressant à revoir aujourd’hui.
Attablé à côté de moi dans le café à l’angle de la rue Barbusse et du Boulevard Saint-Michel, un anglais en costume à fines rayures. Sous celui-ci, il porte aussi une chemise à grosses rayures et une cravate à rayures horizontales. Pas un homme d’affaires, non. Sa peau n’a pas vu le soleil, il a les cheveux longs grisonnants et une barbe poivre et sel. Un universitaire, sûrement. En face de lui, un jeune homme – un étudiant ? – lui montre des photographies grand format prises dans les rues de Bucarest pendant la révolution le mois dernier. On y voit des manifestants portant à plusieurs des banderoles sur fond d’immeubles dont les fenêtres ressemblent à de sombres cercueils dressés.
Le plus clair de l’après-midi, je le passe sur mon canapé à lire la presse. Nombreux articles ces temps-ci sur les conséquences géopolitiques des événements récents dans les pays communistes. Comme beaucoup sans doute, je regarde de plus près la carte de l’Europe de l’Est. Pour la première fois, me semble-t-il, je vois où se trouvent exactement la Roumanie, la Bulgarie et constate à quel point ces pays sont étendus. La Roumanie, je suis étonné de le découvrir, est presque aussi grande que la Pologne. Je fais d’autres découvertes : les noms des différents peuples qui vivent dans ces pays, la mosaïque démographique des régions Baltes, leurs villes principales. La Moldavie, la Bessarabia, la Serbie sont des phénix re-nés des cendres de ce vingtième siècle européen. Je sors mon atlas historique et regarde la carte de l’Europe en 1914 désormais essentielle à qui veut appréhender l’Europe dont nous autres Européens avons détourné depuis si longtemps le regard.
samedi 6 janvier, Paris
Je viens de commencer à lire le journal de Pepys*. En ces jours de fin de règne Cromwellien, Pepys, à 26 ans, commence à travailler occasionnellement en tant que secrétaire pour un parent, Edward Montagu, lequel va bientôt jouer un rôle clef dans le retour d’exil au Pays-Bas du futur roi. Le jeune homme fréquente de jour comme de nuit les tavernes et les troquets de la City avec ces amis, buvant souvent trop mais faisant en même temps des connaissances utiles, ramassant des informations qui pourrait lui permettre un jour d’obtenir un avancement. C’est passionnant. Une décision : désormais je vais lire son journal « en temps réel », une entrée par jour. À ce rythme, j’en aurai pour neuf ans et demi. C’est une perspective qui me plaît énormément.
*Samuel Pepys (1633-1703), qui deviendra administrateur au service du roi et député au parlement, tient un journal personnel à Londres du 1er janvier 1660 au 31 mai 1669. Il n’est publié intégralement qu’entre 1970 et 1983.
mercredi 24 janvier, Paris
Ce sont les moches qui font l’ouverture des bureaux à 8h30. Les trois quarts des voyageurs sortant de la bouche du métro Pyramides ce matin vers 8h20 et grimpant les marches vers l’avenue de l’Opéra sont des femmes. La plupart, bientôt la cinquantaine, ont des kilos en trop. En tout cas, pas une seule belle femme bien vêtue. Ces malheureuses se sont fait refiler par leurs collègues l’horaire dont personne ne veut. Flattées par leurs attentions inattendues, sans doute ont-elles fini par se faire une raison. Au début, leur sympathique volontarisme a dû être très apprécié. Comme elles ont dû se sentir aimées des cadres quand ceux-ci arrivaient au bureau vers 9h30-10h ! Bonheur sans doute de courte durée, suivi de l’impression que ce sont toujours elles qui triment, qu’il en a toujours été ainsi et qu’elles se sont bien fait avoir. Et elles continuent à hisser leurs vilains kilos dans les escaliers du métro à l’aurore parce qu’il est trop tard pour dire non maintenant qu’elles se sont déclarées disponibles. Et peut-être aussi parce que c’est le seul moyen de s’attirer reconnaissance et gratitude.
En revanche les hommes – ceux qui fréquentent le zinc des cafés du quartier – sont visiblement sous le charme de leur propre importance. Prenez par exemple celui-ci qui franchit, à l’instant, le seuil du « Coucou ». Il a cette façon d’entrer fier comme un coq, le menton pointé vers le ciel, la cigarette aux lèvres. Son regard audacieux balaye consommateurs et décor comme pour nous faire croire qu’il vient de conclure le deal du siècle. Ou plutôt qu’il est dans le secret qui lui permettrait de le faire.
premier billet, suite le 15 février
Archives : 1990